CHAPITRE CINQUIEME
VIE QUOTIDIENNE
LE CINEMA
Bab El Oued découvre la
magie de l’image animée un matin de juin 1905 avec l’arrivée du cinéma des
Lyonnais. Installée au cœur de la Place Lelièvre, les opérateurs dressent leur
matériel sous l’œil désapprobateur des boulistes qui voient ainsi leur terrain
de prédilection travesti de chaises et de bancs, d’un écran blanc tendu contre
la façade de l’école. Les enfants, à l’affût de la moindre découverte,
renseigné par les instituteurs sur l’invention des frères LUMIERE,
l’imagination en feu, profitent du laxisme de la fin de l’année scolaire pour
rôder autour des trois techniciens afin d’en récolter les premières
confidences.
La séance prévue en
soirée, chacun est prié par l’organisation de porter sa chaise, les premiers
rangs étant réservés aux personnalités civiles et militaires invitées.
L’animation de la Place ressemble aux journées taurines d’antan. Les boulistes,
faussement stoïques, profitent du coin de l’œil du spectacle qui se prépare
dans une cohue indescriptible. Dire que les enfants du faubourg rient des
facéties de l’inénarrable BEAUCITRON, petit lutin moustachu qui annonce déjà
l’immense CHARLOT serait minimiser le succès obtenu par cette lucarne magique
qui écrit, ce jour là, la première page du grand roman d’amour qui unira
désormais le cinéma à Bab El Oued.
Quelques années plus
tard, le cinéma « plein air » gagne ses lettres de noblesse lors de
soirées d’été mémorables. De Saint-Eugène à la Madrague, les opérateurs
tournent leur manivelle d’un geste régulier, restituant parfaitement les
déplacements des comédiens au grand bonheur des spectateurs. Pour l’instant, un
piano désaccordé accompagne les tribulations hilarantes des MAX LINDER, HAROLD
LOYD, LAUREL et HARDY, BUSTER KEATON et autres comiques américains aussi
turbulents que maladroits. Les midinettes se pâment devant la gestuelle
exagérée d’acteurs gominés tel Rudolph Valentino, véritable bourreau des cœurs.
Le cinéma parlant
détrône certaines stars du muet et Hollywood prend ses quartiers d’été à Bab El
Oued qui ouvre plusieurs salles grâce aux frères SIARI et au maltais SEIBERRAS.
Livré par ses propriétaires à la musique orientale lors d’entractes
interminables qui durent souvent plus longtemps que le film, le BIJOU, cinéma
vétuste de la rue Rosetti, malgré une grande notoriété, voit sa clientèle
s’amenuiser et préférer le MAJESTIC, le TRIANON et le MARIGNAN, salles plus
vastes, plus modernes et plus confortables.
Dans les années
d’avant-guerre, le cinéma français verse dans l’exotisme. « Pépé le Moko
« recrute au sein de Bab El Oued de jolies filles brunes, souvent
maltaises pour faire couleur locale après avoir essuyé le refus des juives de
la casbah pourtant très courtisées par le réalisateur, Marcel CARNE, mais
couvées par une communauté encore repliée sur elle-même.
L’invention des frères
LUMIERE trouve immédiatement sa place en ALGERIE et particulièrement dans le
faubourg où l’on s’accuse sans cesse de faire du cinéma, de taper
le « zbérote1 », de jouer la comédie. Il
est vrai que le Bab El Ouédien est comédien dans l’âme. Les lieux publics,
cafés, salons de coiffure, jardins sont envahis par des hâbleurs, des beaux
parleurs, des baratineurs, des pipelettes, des midinettes aux allures de starlettes,
des « tchictchiqueurs2 » dont l’innocence frôle la
naïveté. On se bat entre hommes, en tête à tête, dans une entrée de maison, car
en ce lieu, le regard de l’autre importe énormément. De balcon en balcon, les femmes
s’invectivent pour une peccadille avec le seul alibi de se faire entendre et
voir. Gesticuler en ce pays semble une jouissance que l’on assouvit, escortée
du plaisir ressenti par les acteurs de la comédia dell’arte.
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La promenade de fin
d’après midi, le traditionnel « paséo » de l’avenue de la Bouzaréah
ressemble à la grande parade d’un cirque au cours de laquelle chacun tente de
séduire chacune et inversement.
En sortant de l’école,
du bureau, du magasin ou de l’atelier, il est de bon ton de « taper
l’avenue ». Pour voir et être vu. La philosophie de la bonne image reste
très vivace au sein du faubourg. Le dimanche, on sort l’habit du dimanche que
l’on ne porte que le dimanche pour paraître « endimanché ». Il ne
viendrait à quiconque, s’il en a les moyens, l’idée de porter un vêtement de
semaine le dimanche. Comment parader sans habit de lumière? Comment se faire
remarquer si l’on ressemble à tout le monde?
Quant à la jeunesse,
elle s’identifie aux stars hollywoodiennes qui représentent le rêve absolu.
Dans ce climat bon enfant, Bab El Oued s’émancipe cinématographiquement. Neuf
salles proposent les derniers films sortis des studios de Hollywood ou de
Boulogne Billancourt aux candidats spectateurs qui se bousculent pour retenir
d’un dimanche sur l’autre les meilleures places, cochées par la préposée d’une
croix rouge ou bleue sur le plan des salles selon le prix pratiqué.
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Le MAJESTIC ouvre ses
portes en 1930, date du centenaire de l’Algérie. Considéré comme la plus grande
salle d’Afrique du Nord avec ses trois mille deux cents places, son toit
ouvrant les jours de grande chaleur, ses grands combats de boxe du dimanche
matin et ses récitals de grandes vedettes de la chanson telles Maurice
CHEVALIER, Charles TRENET, Tino ROSSI, Jacques HELIAN, ses ELIANES et son
regretté chanteur d’origine Kabyle à la voix chaude, Jean MARCO, Edith PIAF,
Charles AZNAVOUR, Yves MONTAND, Georges BRASSENS, DALIDA, Marino MARINI , Paul
ANKA, Les PLATTERS pour ne citer que les plus représentatives de leur époque, draine
une assistance, par ailleurs éprise de bons films français aux scénarios bien
écrits. En fait, le MAJESTIC situé aux abords de l’Esplanade Nelson ressemble à
son quartier bon chic, bon genre, avec la parenthèse musicale ou sportive qui
voit déferler une jeunesse débordante de vie qui, curieusement, se tient mieux
dans cette salle que dans les cinémas des autres quartiers de Bab El Oued. Le
propriétaire n’a pas oublié les gens désargentés qui se payent pour une somme
modique des dimanches après-midi de gala au sein du « poulailler ».
L’immense balcon, amphithéâtre qui plonge vers l’écran, donne l’occasion de
faire des rencontres familiales ou de voisinage. On s’y salue comme si l’on ne
s’était pas vu la veille, à grands renforts de « hou-hou » ou de coups
de sifflet reconnaissables entre mille. Le désir de voir et d’être vu renverse
toutes les barrières de la bienséance et du qu’en dira-t-on, pourtant très
vivaces en ce pays.
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La palme du cinéma où
l’on entend voler les mouches et froisser les mouchoirs revient sans
contestation possible aux « VARIETES », également situé au quartier
Nelson, qui fait partie de la chaîne des cinémas appartenant au maltais
SEIBERRAS. Ses programmes attirent une clientèle passionnée d’histoires
mélodramatiques à forte résonance italienne avec en têtes d’affiche le beau
Amédéo NAZZARI, le ténébreux Rosano BRAZZI, la pulpeuse Silvana PAMPANINI ou la
séduisante Eléonora ROSSI-DRAGO. « Fils de personne », « Amis
pour la vie », disputent aux films français « Les deux orphelines »
ou « Chiens perdus sans collier » le titre du film le plus
« mélo » de l’année. La séance terminée, les yeux rougis des femmes
attestent de la « beauté » du film, où une mère indigne, « même
pas elle mérite la corde pour la pendre, tellement elle en fait voir à son
mari, le pauvre! »
--« Purée, qu’est
ce qu’il est beau ce film! »
--« Pour être beau
il est beau, mais qu’est ce qu’on pleure! »
--« Et c’est ça
les beaux films, qu’est ce tu crois, ma fille! »
Les seuls films comiques
qui trouvent grâce aux yeux du programmateur de cette salle se déroulent dans
un petit village d’Italie et opposent Don Camillo à Peppone. FERNANDEL et Gino
CERVI déclenchent l’hilarité générale dans une salle habituellement vouée à
l’hégémonie du drame. Les larmes sont les mêmes mais c’est le rire qui les fait
couler le long des joues des spectateurs et spectatrices.
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Le MON CINE prolonge les
écoles de la rue Rochambeau et l’enfance par le choix de ses films de cow boys,
de flibustiers et de gangsters au costume impeccablement cintré et à la
gâchette facile grâce à son propriétaire, Jean Hannoun. Une fois par an pour les
fêtes de Noël, les élèves sont invités à une séance gratuite afin d’assister à
un film où les bons sentiments sont de rigueur. La leçon bien apprise, les
enfants attendent le jeudi pour partager les aventures de leurs héros préférés,
Hopalong Cassidy, Tom Mix, Buck Jones, le dernier des fédérés, Zorro et ses
légionnaires, Errol Flynn en capitaine Blood, les Trois Corsaires, James Cagney
le cogneur, l’énigmatique Edward G. Robinson, « Le bagarreur du
Kentucky », autant de voyages au pays d’une adolescence inoubliable.
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Avenue de la Bouzaréah,
le TRIANON, autre possession de la famille SIARI, semble le dernier vestige
d’un monde appelé à disparaître avec son style rococo, ses luminaires d’époque,
ses artistes de cabaret officiant à l’entracte dans l’indifférence générale,
ses comédies musicales américaines et ses opérettes filmées de Francis Lopez,
Luis Mariano et Carmen Sevilla. Faute de spectateurs, le TRIANON offre sa
dernière séance aux gosses du quartier avant sa malheureuse démolition en 1956.
Le modernisme engendre souvent ce genre d’opération où le rêve perd l’un de ses
nuages pour l’illusoire société de consommation représentée en cette
circonstance par la naissance d’un Monoprix au cœur du faubourg.
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Le MARIGNAN des frères
SIARI détient le titre envié de cinéma possédant avec ses vingt mètres de long
le plus grand écran des salles algéroises.A ce titre, il est le seul cinéma à
offrir au public les
premiers films tournés
en cinémascope tels « La Tunique » ou « Capitaine King ».
Les grands classiques américains y sont diffusés en exclusivité. Très
éclectique, la programmation vise tous les publics évitant toutefois le
mélodrame pur et dur accaparé par les VARIETES. Cette salle est l’une des rares
sinon la seule à réserver une baignoire aux personnalités de passage à Alger.
Elle est également l’amphithéâtre préféré des matinées récréatives des écoles
de Bab El Oued.
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Les anciens se
souviennent du PALACE que supplanta LA PERLE, de l’Italien SCAFOGLIO. A
quelques encablures de l’avenue de la Bouzaréah, ce cinéma frangé d’ombres
propices se partage les faveurs des adolescents et des amoureux. La première
jeunesse s’identifie aux Zorro, Tarzan, Robin des Bois et autre Maciste, héros
généreux qui défilent sur l’écran des jeudis après-midi tandis que les recoins
offrent l’obscurité aux baisers et caresses malhabiles des amours hésitantes.
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Le RIALTO termine, avec
la PERLE et le MON CINE, la trilogie des salles que s’approprie une jeunesse
avide de grands espaces, de cavalcades héroïques et d’affrontements en tous
genres. Au cœur même de la place Musette, donc de la Basseta, le RIALTO semble
une terre étrangère aux spectateurs issus d’autres quartiers de Bab El Oued,
tant les mœurs en
vigueur résistent au temps qui passe, tels les sièges en bois que les enfants s’évertuent à faire claquer lorsque le suspense est à son comble ou ce long roseau tenu par « Négro », le surveillant arabe à la peau d’ébène, qui assène quelques coups sur la tête des plus turbulents.
vigueur résistent au temps qui passe, tels les sièges en bois que les enfants s’évertuent à faire claquer lorsque le suspense est à son comble ou ce long roseau tenu par « Négro », le surveillant arabe à la peau d’ébène, qui assène quelques coups sur la tête des plus turbulents.
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Le PLAZA attire une
clientèle bon enfant et bon public. Ici, dans cet amphithéâtre surchauffé, les
films se succèdent sans idée directrice ou préconçue. Tous les genres sont
abordés: péplums, drames, aventures mais aussi des histoires croustillantes où
de jolies filles dévoilent quelques rondeurs au grand intérêt des jeunes
et….des moins jeunes. Silvana MANGANO dans « Riz amer », Sophia LOREN
dans « Ombres sous la mer », Gina LOLLOBRIGIDA dans « Fanfan la
tulipe » marquent les esprits masculins bien au delà de leur talent de
comédiennes.
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Le BIJOU, propriété des
frères SIARI, est l’une des salles les plus anciennes du faubourg. Ce temple de
l’art cinématographique de la rue Rosetti est parfois pris d’assaut par les
communistes espagnols après les répétitions des cliques « musicales »
dans les sous-sols des immeubles avoisinants. Dès son ouverture et lors du
Ramadan, le chanteur Lili BONICHE accompagné par l’orchestre MAHI ED DINE y
produit des galas orientaux suivi par une forte communauté israélite qui fonde
le succès de l’entreprise. Les films d’amour majoritaires fleurent bon la
Provence, l’Espagne et l’air de Paris. Dans les années d’après-guerre, le BIJOU
débaptisé, adopte l’enseigne du LYNX et sa programmation vise, elle aussi, la
jeunesse avec un virage à 180 degrés. Les films d’aventures, comiques ou
musicaux injectent un sang neuf dans les veines de cette petite salle où les
coins d’ombres font le délice des amoureux. Dean MARTIN et Jerry LEWIS
succèdent à Bud ABBOT et Lou COSTELLO, Elvis PRESLEY à Tino ROSSI, Burt
LANCASTER à Douglas FAIRBANKS.
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Le SUFFREN, enfin,
petite salle rénovée dans les années cinquante passe des films de série B qui
font le bonheur de la jeunesse ou des deuxième voire troisième diffusion qui
régalent le spectateur ayant raté la sortie en exclusivité.
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Pour fermer la boucle
des cinémas de Bab El Oued, le MIGNON situé à la frontière de Notre Dame
d’Afrique et du faubourg porte très bien son nom. Maison transformée par ses
propriétaires, la famille FEVRE, en salle de cinéma au nombre limité de places
qui accueille le voisinage et garde un côté bon enfant, le MIGNON demeura un
cinéma » confidentiel ».
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Les chaînes impatientes
de spectateurs, le préposé à la vérification des tickets, le jeu de 5/25 sur le
trottoir, casino du pauvre qui permet d’empocher cinq fois la mise à l’aide
d’un « tchic-tchic1 » et de gagner ainsi l’argent
nécessaire à prendre sa place, les ouvreuses à l’impeccable robe rouge, l’agent
de police charrié dans la pénombre par les garnements qui cessent la
plaisanterie dès la lumière revenue, les « cœurs », ancêtres
des esquimaux glacés, les petits Mickey (on ne disait pas encore dessins
animés), les lancements, futures bandes-annonces, du prochain film, les
actualités, « GAUMONT », la sonnerie qui rappelle les
retardataires sortis à l’entracte prendre le frais ou fumer une cigarette, les
insultes qui fusent à l’adresse d’un « tousseur » impénitent, les
larmes des spectatrices, le rire à gorge déployée aux facéties des FERNANDEL,
BOURVIL et autres TROIS STOOGES , BUD ABBOT et LOU CASTELLO ou JERRY
LEWIS, autant de moments forts de Bab El Oued qui signa des deux mains les bans
de son mariage avec le cinéma.
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