jeudi 31 mai 2018

LES LIVRES DE HUBERT ZAKINE


MARIE


Depuis sa plus tendre enfance, Marie s’était passionnée pour la littérature. Tous les auteurs entraient sans façon dans sa maison. De crainte de souffrir de la cruelle maladie d’amour, elle empruntait, par procuration, le destin de ses héroïnes. Le vivre passionnément et le consumer au bout de ses rêves. Sa prédilection pour la romance laissait libre cours à sa folle  imagination. Parfois, elle réécrivait un happy-end selon la sensibilité de l’instant ou travestissait l’essence même d’une œuvre. Elle jouissait de la complexité de l’héroïne à laquelle elle s’identifiait dès la première page.  Mais, si tôt plongée dans la réalité de l’instant, elle reprenait le cours de sa  vie ennuyeuse où le romanesque n’avait pas droit de citer. 
Au fil des feuillets, elle devenait, sans complexe, fleur bleue ou tyrannique. Elle préférait se perdre dans la sensualité du toucher et de l’odorat qui se dégageait du  livre à toute autre séduction.  Se complaire  dans la joie innocente du cinéma que lui proposait l’image animée ne parvenait pas à l’émouvoir. La paresse d’esprit ne convenait pas à son désir de supporter une œuvre. Elle abhorrait la passivité du spectateur. Quel plaisir  de lire entre les lignes, de comprendre les non-dits, de devancer les mots!
Elle avait une sainte horreur de la mort du héros. Plus intensément depuis la disparition brutale de l’homme qu’elle chérissait plus que tout au monde. Son père adoré s’était envolé, par surprise, un petit matin de pluie. Au moment de se lever, le soleil avait oublié de regarder le monde qui encerclait sa fille. Son père, son papa, son chéri garda les yeux clos comme s’il ne désirait plus  voir la fatuité de ce monde. La nostalgie du pays au cœur, il s’était endormi paisiblement au détour d’un rêve inachevé.
De cette journée sombre comme une nuit sans lune, elle garda un trou béant au fond du cœur que nul ne parvint à combler. Mais une enfant des temps modernes se fait facilement happer par la vie. Prise dans le tourbillon littéraire, elle plongea sans bouée dans l’eau froide des amours de passage. Amourettes d’un  jour  qui ne lui laissaient que souvenirs fugaces et solitudes désenchantées.
Marie aimait la vie. Le décès de son père l’avait meurtrie mais, endurcie par l’épreuve, elle avait mûri à l’abri des mesquineries et des bassesses. Elle  s’était bâtie, bien malgré elle, un monde à part, une existence de célibataire sans la lumière d’un sourire d’enfant mais où l’amitié, essentiellement féminine, devint son lot quotidien.
Elle avait entamé une carrière de professeur de Français dans un lycée du Var. Elle s’était très vite époumonée  devant le peu d’enthousiasme de ses élèves  et avait préféré abandonner sa carrière d’enseignante pour entrer dans une maison d’édition. La littérature et son travail de correctrice l’accapara suffisamment pour lui faire trouver belle la vie. En corrigeant le livre sélectionné par le comité de lecture, elle se plongeait dans l’intimité de certaines autobiographies. Mais elle préférait se glisser dans la peau de héros fictifs.
Natif du Puy en Velay, son père, Robert  Champion était tombé amoureux de la capitale algéroise durant la seconde guerre mondiale. A la libération, il avait embarqué pour Alger avec sa femme et le secret espoir d’y fonder une famille.
L’épisode algérien dura dix années. Le temps pour son épouse de mettre au monde une petite Marie et un petit Jean.  D’acheter une boutique dans la rue Bab Azoun, rue assurément la plus  commerçante de la blanche capitale. Juste le temps de connaître ces français d’outre-méditerranée, de coller sa destinée à celle de ses frères algérois que l’amitié avait élus, d’apprendre ce langage à nul autre pareil pour s’en faire un collier d’éternité.
Les événements d’Algérie décidèrent la famille à rentrer en France mais le parler pied noir avait incrusté son empreinte dans la voix du père. Contraint de mettre sa famille à l’abri, il n’avait jamais oublié ce pays et ses habitants. La rupture fut un tel déchirement qu’il se sentit trahi, quelques années plus tard, par la perte de l’Algérie au même titre que les pieds noirs.


Marie aima cet ouvrage sur un épisode de la vie de la casbah d’Alger dans les années d’avant-guerre. Bien qu’elle ait promené sa petite enfance sur les rivages algérois, le pays n’eut pas le temps de l’éblouir. Son regard littéraire s’était posé sur des personnages du temps  jadis au parler inondé de soleil qui sut capter son émotion. Une nostalgie empreinte de  pudeur se dévoilait au détour de chaque  page. Elle aurait pu détester ce manuscrit qui lui rappelait le parcours de son père, pourtant, elle goûta cet auteur qui décrivait  simplement les choses de la vie algéroise avec humour et profondeur.
Et ce qui ne gâtait rien, il utilisait le parler  pataouète qui fut bien vite adopté par sa famille pour se fondre dans la population du faubourg.
L'auteur maniait l’humour naturel, à la manière de Marcel Pagnol,  sans avoir l’air de maquiller ses phrases. Il écrivait comme il respirait. Pour qui savait  lire entre les lignes, il dévoilait sa vérité d’amour et de haine, telle une seconde peau qu’il arrachait quand elle le faisait trop souffrir.
Tout d’abord, Marie pensa que Richard Sebaoun taisait sa rancœur par pudeur.  Mais, au fur et à mesure qu'elle cheminait dans son parcours, elle devina le désespoir et la colère. Colère et désespoir d’un vaincu de l’histoire estima-t-elle.

Elle ignorait qu’au-delà de l’épisode tragique que fut la perte de son pays,  l’écrivain était un homme blessé. Dans sa chair et dans sa dignité d’homme. Un garçon qui se disait le roi du monde, insouciant et heureux parmi ses semblables avant le jour maudit où sa vie bascula. Une attaque cardiovasculaire le laissa handicapé à vie. Un garçon qui, tout au long d’une année de rééducation espéra une  délivrance qui ne vint jamais.
Rentré chez lui, vaincu, il chercha dans l’écriture un moyen d’adoucir son mal-être tout en masquant sa solitude. Oui, il était un homme en colère. Qui ne le serait pas? Le médecin avait bien prédit  une amélioration de son moral lorsque le handicap serait accepté. Mais comment accepter l’inacceptable?


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