Mes premières années furent les plus heureuses de mon existence.
Seul enfant mâle des filles Azoulay, couvé comme un coq en pâte, je fus
conjointement élevé par ma mère, bien sûr mais également par ses sœurs et
surtout par la célibataire de la famille, tata Rose, qui déversa sur moi son
trop plein d'affection inassouvie. Cette femme, blessée par la vie, trouva dans
le service aux autres, le remède à sa désolation. Après une carrière bien remplie d’institutrice, elle
se consacra, corps et âme, à la section Algéroise de l’agence juive pour la
Palestine.
J'apprenais, alors, la force de l'amour maternel de mes femmes qui
enveloppa mes années enfantines. Je ne pouvais faire un geste sans déclencher
un flot ininterrompu de recommandations que je m'empressais de suivre. Si par
hasard, je trouvais un vieux canif, mes tantes venaient au secours de ma mère tout
en l'engueulant comme si elle était coupable.
--Mélanie, tu veux que ton fils, il se coupe un doigt ?
--Donne-moi ce canif, mon fils ! Donne à tata !
--Et aussi, pourquoi il a un canif ? Renchérit sa sœur Irène.
--Comment tu veux que je le sache ? En tous cas, c'est pas moi qui
lui ai donné !
--Oui, mais qui c'est qui lui a donné les sous, c'est moi
peut-être ?
--Je sais pas, son père peut-être !
--Il a bon dos son père, tu crois pas ?
Et il en était ainsi dès que je bougeais le petit doigt.
Avant mon
entrée à l'école maternelle, ma mère m'emmenait passer l'après-midi au jardin
Guillemin, grande esplanade circulaire où s'ébattaient les enfants sous le
regard bienveillant des mamans qui tricotaient tout en surveillant leur
progéniture. Tous les enfants sauf moi !
Toujours à l'affût, les quatre sœurs se donnaient la main pour
guetter le moindre de mes faits et gestes et m'interpeller sitôt que je
dérogeais à leurs règles.
--Mon fils, tu es en nage, Viens t'asseoir à côté de nous !
--C'est ça, pourris-toi bien !
--Arrête de courir, Paulo, tu vas tomber !
Mais ces mises en garde déclenchaient automatiquement une réaction
de tata Rose qui mettait le feu aux poudres.
--Laisse-le courir ! Il a besoin de se dépenser ce petit !
--Ça se voit que c'est pas toi qui le soigneras quand il aura
attrapé la crève !
--Pardi ! C’est moi ou sa mère ! Protestait tata
Rose.
Et ça repartait pour un tour de discussions à n'en plus finir sur
l'éducation des enfants. Ces contraintes ne m'atteignaient guère car j'étais
trop petit pour me rebeller contre ce que je prenais pour de l'amour maternel
dont m'abreuvaient ma mère et ses sœurs.
Tout prêtait à discussion. Et rien ne me fut épargné. J’avais
droit aux fous-rires, aux emportements qui dissipaient mes tétées, aux réveils
brutaux lors d’une visite de mes tantes qui désiraient s’extasier sur le
sommeil du petit ange. Bien sûr, j’eus droit à une fiesta judéo-arabe le jour
de ma circoncision, milah qui me fit entrer dans la ronde de l’espérance juive.
Douleur ou pas, je ne m’en souviens pas mais, par ce bout de chair inutile, je
me distinguai pour l’éternité des autres garçons.
La
première fête donnée en mon honneur dont j'eus conscience fut mon cinquième
anniversaire. Depuis, le chiffre cinq m'accompagne tout au long de ma vie. Le
cinq que j'entendais à longueur de journée par mes tantes et ma mère, le cinq
qui était censé me protéger, le cinq
dans les yeux pour enlever le mauvais œil, le cinq en cuivre, main de fatma
musulmane que la famille accrocha à l'entrée de mon appartement, juste derrière
la mezouza juive qui remplissait la même fonction. Avant de partir me promener,
ma mère et ses sœurs n'omettaient jamais de réciter une petite prière en hébreu
pour qu'il ne m'arrive rien. Pour plus de sécurité, elles ouvraient toute
grande la main au-dessus de ma tête et la mystique musulmane de la main de
fatma faisait le reste.
A la fin de cette journée de dupes, je compris que si ma mère
semblait la maîtresse de maison, c'était mon père qui tenait les cordons de la
bourse du foyer. L'argent ne poussant pas sur les arbres, je n'eus droit qu'à
un livre qui était censé m'apprendre à aimer lire. Sans le dire, mes parents
avaient sans doute dans l'idée de faire de moi, un docteur.
Heureusement,
tata Rose pallia cette carence en m'offrant un vélo à quatre roues. Quant aux
cadeaux des autres tantes, ils firent plaisir à ma mère mais sûrement pas à
moi. Pas de ballon, de fusil, de chapeau de cow-boy. Que des vêtements et même,
suprême vexation, une cravate à élastique avec une automobile en décorum. Même
les gâteaux orientaux que ma mère avait confectionnés passèrent de vie à trépas
en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. En garçon bien élevé, je n'eus
pas le droit de me servir mais mon père eut la présence d'esprit d'en retirer quelques-uns
pour son petit prince.
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