La casbah de la rue Marengo à la rue Randon sentait la
propreté. On y respirait le bon air venu de la mer quand le soleil asséchait
les dernières pluies et que les très rares automobiles n’avaient pas encore eu
le temps de polluer l’atmosphère.
Chaque effluve avait son mot à dire dans ce
concerto à plusieurs voix. Le cordonnier et son odeur de colle forte et de cuir
usagé, champion du ressemelage bon marché, de la virtuosité du petit marteau et
des clous jaillissant comme par miracle de sa bouche, le boulanger et sa douce
odeur de pain noir plus prononcée que le traditionnel pain français, le laitier
qui renvoyait l’image du couscous au beurre arabe et du petit lait caillé dont
raffolaient tous les enfants, l’épicier oriental, le « moutchou » et
les senteurs acres et fortes de l’huile d’olive servie par demi-litre, coulant
au ralenti d’une cuve vieille comme Hérode, de cette odeur doucereuse de Roja
Net que Brahim distribuait par rincée et qui embaumait le capharnaüm dans
lequel il se mouvait comme un poisson dans l’eau.
Oui, la casbah possédait sa
propre odeur, son propre langage, son propre peuple, ses propres coutumes et
ses propres traditions, mélange d’orient et d’occident, à mi chemin de deux
continents, ni tout à fait musulmane, ni tout à fait israélite, ni tout à fait
européenne. Elle était tout cela à la fois et c’était la raison qui la rendait
si attachante. Pour les adultes et pour les enfants qui y trouvaient un champ
d’investigation et de découverte à nul autre pareil. Comme le bain maure de la
rue Boulabah où les hommes et les femmes s’y rendaient à tour de rôle autant
pour se purifier l’âme et le corps que pour discuter à bâtons rompus de tout et
de rien. Des couples naissaient puis se mariaient au sein même de la rue
Marengo car il était plus facile de trouver chaussure à son pied dans un cercle
où les familles se connaissaient depuis les grands parents jusqu’aux petits
enfants.
--« Demain après- midi, je vais à Bab Ej Did
m’acheter un blue jean, vous venez ? » proposa Richard à ses amis.
La mode américaine avait envahi les rues d’Alger
jusqu’aux ruelles de la basse casbah. Au delà, la misère sévissait et les
travailleurs ne gagnaient pas assez d’argent pour se payer ne serait-ce que le
nécessaire.
Dans la rue Marengo, on vivait chichement car personne ne roulait
sur l’or mais chacun s’adaptait. A Bab Ej Did, le marché faisait la joie des
marchands et des marchandeurs qui se livraient à une vraie foire d’empoigne
pour quelques sous. Un forain avait un succès certain auprès de la jeunesse car
son stand proposait du stock américain défraichi mais en cherchant bien, chacun
y trouvait son bonheur. Les G.I. avaient séjourné à Alger durant la dernière
guerre et certains avaient fait leur beurre. Des stocks militaires ainsi que
des vêtements civils avaient été abandonnés sur place pour le plus grand
bonheur de la population indigène et certains en avaient récupéré et les
vendaient au marché.
--« Combien tu m’le fais çuilà ? »
--« Pour toi, c’est six francs et encore c’est
pas cher ! »
--« Tu m’le fais cinq francs, j’t’le prends tout
d’suite ! »
--« Arroyah ! Tape hamsah ! »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Et voilà nos trois
mousquetaires redescendant la rampe Vallée « fiers comme d’Artagnan ».
Kader adorait cette plaisanterie depuis qu’il avait vu Gene Kelly dans les
Trois mousquetaires et il ne manquait aucune occasion de la sortir en même
temps que son rire-gargoulette qui était si particulier.
--« Putain, dé ! Il est tout neuf. Ma parole
d’honneur, Kader, il est mort de jalousie ! »
--« Arrête de me mettre les yeux ! »
Arrivé à la maison, la mère de Richard qui croyait que
son fils allait ramener un pantalon neuf commença par se lamenter.
--« Mon fils, il est fou ! Où tch’as vu
qu’on achète des vêtements qu’y z’ont déjà été portés, où ? Qu’est ce, tu
te prends pour le marchand d’habits ou quoi ! Les gens y vont dire qu’on a
pas assez d’argent pour acheter des vêtements neufs, tu veux me faire mourir de
honte et de mauvais sang ? »
--« Mais non mamman, c’est la mode ! »
--« Bou, c’est la mode ! Alors si c’est la mode,
tu te coiffes à la bol de loubia, il est devenu fou mon fils depuis qu’il est
au lycée Bugeaud ! Avant tu portais des pantalons maintenant, tu mets
des sarouals !»
--« C’est pas des sarouals, c’est des blue
jean, manman! C’est des pantalons américains ! »
--« Des pantalons américains. Et pourquoi, ya pas
des tailleurs chez nous ! »
La petite mémée qui était restée silencieuse mais
amusée de ce conflit de génération entre sa fille et son mazozé de petit fils
s’interposa avec sa mansuétude habituelle :
--« C’est pas grave, y faut bien que jeunesse se
passe. Tu crois quand même pas que j’étais toujours d’accord avec les vêtements
français que tu portais, moi je voulais t’habiller à la juive, mais y faut
vivre avec son temps, ma fille ! »
Richard serra dans ses bras la gentille petite mémée
pour la remercier de sa compréhension.
--« Donne-moi, ce chiffon que j’le mette à
bouillir ! Bouarla sardek, mon fils ! J’aurai tout vu !»
La petite mémée savait que sa fille, au bout du
compte, finirait par faire plaisir à Richard et l’échange de clin d’œil entre
le petit fils et sa grand-mère scella leur complicité.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire