vendredi 2 février 2018

EXTRAIT DE 31 RUE MARENGO DE BIBI



La casbah de la rue Marengo à la rue Randon sentait la propreté. On y respirait le bon air venu de la mer quand le soleil asséchait les dernières pluies et que les très rares automobiles n’avaient pas encore eu le temps de polluer l’atmosphère. 
Chaque effluve avait son mot à dire dans ce concerto à plusieurs voix. Le cordonnier et son odeur de colle forte et de cuir usagé, champion du ressemelage bon marché, de la virtuosité du petit marteau et des clous jaillissant comme par miracle de sa bouche, le boulanger et sa douce odeur de pain noir plus prononcée que le traditionnel pain français, le laitier qui renvoyait l’image du couscous au beurre arabe et du petit lait caillé dont raffolaient tous les enfants, l’épicier oriental, le « moutchou » et les senteurs acres et fortes de l’huile d’olive servie par demi-litre, coulant au ralenti d’une cuve vieille comme Hérode, de cette odeur doucereuse de Roja Net que Brahim distribuait par rincée et qui embaumait le capharnaüm dans lequel il se mouvait comme un poisson dans l’eau. 
Oui, la casbah possédait sa propre odeur, son propre langage, son propre peuple, ses propres coutumes et ses propres traditions, mélange d’orient et d’occident, à mi chemin de deux continents, ni tout à fait musulmane, ni tout à fait israélite, ni tout à fait européenne. Elle était tout cela à la fois et c’était la raison qui la rendait si attachante. Pour les adultes et pour les enfants qui y trouvaient un champ d’investigation et de découverte à nul autre pareil. Comme le bain maure de la rue Boulabah où les hommes et les femmes s’y rendaient à tour de rôle autant pour se purifier l’âme et le corps que pour discuter à bâtons rompus de tout et de rien. Des couples naissaient puis se mariaient au sein même de la rue Marengo car il était plus facile de trouver chaussure à son pied dans un cercle où les familles se connaissaient depuis les grands parents jusqu’aux petits enfants.
--« Demain après- midi, je vais à Bab Ej Did m’acheter un blue jean, vous venez ? » proposa Richard à ses amis. 


La mode américaine avait envahi les rues d’Alger jusqu’aux ruelles de la basse casbah. Au delà, la misère sévissait et les travailleurs ne gagnaient pas assez d’argent pour se payer ne serait-ce que le nécessaire. 
Dans la rue Marengo, on vivait chichement car personne ne roulait sur l’or mais chacun s’adaptait. A Bab Ej Did, le marché faisait la joie des marchands et des marchandeurs qui se livraient à une vraie foire d’empoigne pour quelques sous. Un forain avait un succès certain auprès de la jeunesse car son stand proposait du stock américain défraichi mais en cherchant bien, chacun y trouvait son bonheur. Les G.I. avaient séjourné à Alger durant la dernière guerre et certains avaient fait leur beurre. Des stocks militaires ainsi que des vêtements civils avaient été abandonnés sur place pour le plus grand bonheur de la population indigène et certains en avaient récupéré et les vendaient au marché.
--« Combien tu m’le fais çuilà ? »
--« Pour toi, c’est six francs et encore c’est pas cher ! »
--« Tu m’le fais cinq francs, j’t’le prends tout d’suite ! »
--« Arroyah ! Tape hamsah ! »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Et voilà nos trois mousquetaires redescendant la rampe Vallée « fiers comme d’Artagnan ». 
Kader adorait cette plaisanterie depuis qu’il avait vu Gene Kelly dans les Trois mousquetaires et il ne manquait aucune occasion de la sortir en même temps que son rire-gargoulette qui était si particulier.
--« Putain, dé ! Il est tout neuf. Ma parole d’honneur, Kader, il est mort de jalousie ! »
--« Arrête de me mettre les yeux ! »
Arrivé à la maison, la mère de Richard qui croyait que son fils allait ramener un pantalon neuf commença par se lamenter.
--« Mon fils, il est fou ! Où tch’as vu qu’on achète des vêtements qu’y z’ont déjà été portés, où ? Qu’est ce, tu te prends pour le marchand d’habits ou quoi ! Les gens y vont dire qu’on a pas assez d’argent pour acheter des vêtements neufs, tu veux me faire mourir de honte et de mauvais sang ? »

--«  Mais non mamman, c’est la mode ! »
--« Bou, c’est la mode ! Alors si c’est la mode, tu te coiffes à la bol de loubia, il est devenu fou mon fils depuis qu’il est au lycée Bugeaud ! Avant tu portais des pantalons maintenant, tu mets des sarouals !»
--« C’est pas des sarouals, c’est des blue jean, manman! C’est des pantalons américains ! »
--« Des pantalons américains. Et pourquoi, ya pas des tailleurs chez nous ! »
La petite mémée qui était restée silencieuse mais amusée de ce conflit de génération entre sa fille et son mazozé de petit fils s’interposa avec sa mansuétude habituelle :
--« C’est pas grave, y faut bien que jeunesse se passe. Tu crois quand même pas que j’étais toujours d’accord avec les vêtements français que tu portais, moi je voulais t’habiller à la juive, mais y faut vivre avec son temps, ma fille ! »
Richard serra dans ses bras la gentille petite mémée pour la remercier de sa compréhension.
--« Donne-moi, ce chiffon que j’le mette à bouillir ! Bouarla sardek, mon fils ! J’aurai tout vu !»
La petite mémée savait que sa fille, au bout du compte, finirait par faire plaisir à Richard et l’échange de clin d’œil entre le petit fils et sa grand-mère scella leur complicité.
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire