vendredi 2 juin 2017

IL ETAIT UNE FOIS BAB EL OUED de H.ZAKINE

Extrait de IL ETAIT UNE FOIS BAB EL OUED de H.Z.

Bab El Oued ressemble à ses habitants. Il a le verbe haut et le rire en bandoulière. Il tape cinq en signe de complicité et des « bras d’honneur » à la fatalité. Il aime « tchatcher » pour le simple plaisir de se mêler à la conversation. Il garde de son passé d’homme de la mer et de la misère un goût prononcé pour le travail bien fait et tient en grande considération celui qui ramène le fruit de son labeur à la maison. La bonne réputation d’un homme rejaillit infailliblement sur tous les membres de la famille et la femme est l’objet de toutes les attentions. Si l’homme est le poumon de la maisonnée, la femme en est le cœur, l’épicentre, le muscle. Mère au foyer, elle est la poutre maîtresse de l’édifice familial. Ses prérogatives touchent à toutes les étapes de la vie. Elle est le ministre des finances, de l’enseignement, de l’intérieur et des loisirs. Les tâches ménagères et l’éducation de ses enfants demeurent tout de même sa priorité. Elle adore son intérieur mais ne dédaigne pas sortir de temps en temps prendre le pouls du quartier. Pour cela, le jardin et le marché sont les témoins privilégiés de tout se qui se trame dans le faubourg.

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Bab El Oued compte deux grands marchés en son sein. Copie conforme du marché de la place de Chartres avec son toit couvert et ses lattes de bois, ses délimitations bien définies avec ses quatre côtés dédiés au poisson, à la viande, aux fruits et aux légumes, le marché de Bab El Oued est le rendez-vous des ménagères et des médisances, des rires et des larmes, des apprentis sorciers de tous poils, des buveurs d’absinthes remplacés plus tard par l’anisette, des amateurs de soubressades et de « boutifars », de beignets arabes et de zlabias, de beignets italiens et de cornets de glace, d’amitié et de football. Tout ce petit monde, mu par l’ivresse des mots et des rires, des marchandages et des disputes, des couleurs et des arômes, arpentent ses allées parfumées de kemoun et de sésame, ses ruelles avoisinantes peuplées de forains, marchands des quatre saisons, de salaisons, de mercerie, de figues de barbarie, de jujubes ou de barbe à papa. A l’intérieur, le boucher débite des « steaks américains », steaks hachés coincés entre deux fines feuilles de Cellophane.
Le client hésitant tâte les légumes ou les fruits sous l’œil débonnaire du marchand car ici le client est roi. Tout en patrouillant au ralenti, les agents de police du commissariat tout proche du cinquième arrondissement apportent leur pierre à la bonne ambiance du marché. Pour la plupart du quartier, ils promènent leur uniforme au milieu d’une foule dont chaque visage appelle quelques uns de leurs meilleurs souvenirs d’enfance. Les nombreuses rencontres se font au détriment du repas car les discussions durent des heures, à en oublier presque la sortie des écoles pour les enfants, du bureau ou de l’atelier pour le mari. Les hommes évoquent le prochain match de l’A.S.S.E contre les coqs du GALLIA, derby qui fout « la rouf2 » aux supporters des deux formations, tant ces affrontements déchaînent les passions.
Le marché de Bab El Oued qui promène sa désinvolture autour des Trois Horloges, qui grouille comme une ruche d’abeilles entre les étals, qui s’arrête au café pour « taper la khémia » et « tchatcher » pour ne rien dire, qui « tape cinq » pour mieux se faire comprendre car ici la gestuelle accompagne la parole et souvent, la supplante, demeure le centre nerveux du faubourg pour qui désire prendre le pouls de sa population. Ici, plus question de délimitations originelles. On vient des quartiers Léon ROCHES, Consolation, Messageries, Basseta, rochambeau, Triolet, DURANDO, MALAKOFF. On vient aussi pour y passer un moment et retrouver les amis de jeunesse en dégustant une bonne « calentita3 » salée et poivrée « juste ce qu’il faut », taper le beignet arabe chez BLANCHETTE ou le beignet italien chez TONY MARIO.
Le wattman du tram tente vainement de se débarrasser de la grappe d’enfants agrippée à l’arrière de la machine en comprimant la poire qui meugle telle une vache étranglée. De son coté, le conducteur, à petits coups répétés, fait tinter la cloche en martelant la sonnette dorée qu’il tient à portée de main ou bien utilise le klaxon à pédale pour se frayer un chemin parmi la foule ô combien indisciplinée. Le petit « yaouled1 » qui, depuis la guerre remplace le petit juif dans les métiers de rues, insiste pour cirer les chaussures d’un jeune homme adossé à la devanture du café, occupé à guetter le passage d’une jolie fille dont le regard en croisant le sien fertilisera son imagination et suffira à son bonheur. Si le client cède à sa démarche, il commence par cracher sur les chaussures, puis passe un chiffon pour uniformiser le brillant. Ensuite, il dépose une pointe de cirage et astique à la vitesse grand V. Enfin, il tape du revers de sa brosse sur sa caisse pour faire changer de pied et deux fois pour avertir que la besogne est terminée.
Au cri de « porteur, porteur » d’autres yaouleds, tels des « samotes 2 », viennent à bout de la résistance des ménagères pour porter leurs paniers, gagnant au passage quelques pièces de monnaie. Pour prévenir la clientèle de sa présence, le marchand de calentita tape de sa spatule en fer sur le rebord de sa plaque noire où sont sagement rangés les carrés prédécoupés de cette salaison à base de farine de pois chiches. Bruits familiers qui ensoleillent le marché, mêlé à d’autres résonances, d’autres rires et d’autres fureurs. A l’angle de l’Avenue des Consulats, un groupe d’hommes tape la « mora » à grand renfort de coups de gueule qui tromperaient toute personne étrangère à ce jeu espagnol importé de la Basseta, sur les intentions des participants. Les Français connaissent une version aseptisée de ce jeu : la pierre, la feuille et les ciseaux. Mais la comparaison s’arrête là.



Des coutumes nées de la diversité des gens de Bab El Oued se sont agglutinées les unes aux autres, empruntant aux mémoires de grands-mères des gestes d’autrefois lorsque prévalait la richesse du cœur. Le grain de la complicité emporté dans les valises d’exil trouve, alors, une terre fertile à la mesure de l’ambition qui habite ces conquérants par la misère, révélés. L’entraide est la première pierre à poser sur les décombres d’un passé douloureux. Puis, le but commun de se construire un futur ensoleillé s’enivre d’apports culturels différents mais issus d’un patrimoine identitaire relié au bassin méditerranéen. L’aventure peut alors commencer. Les amitiés nouent des liens résistants à toutes les intempéries de la vie, puis les mariages mixtes scellent le pacte entre les communautés, entériné par l’appellation d " Européens d’Algérie ".
Coutumes et traditions latines se greffent aux mœurs orientales, offrant à l’Algérie une fraternité dont Bab El Oued s’enorgueillit tout au long de son existence et même par delà l’exode, la séparation, le démembrement. Et si, loin de la terre natale, les traditions se pastellisent, il n'en reste pas moins vrai que l’appartenance au faubourg demeure très vivace et dessine une auréole de fierté au-dessus de la tête de ses enfants.

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La fête peut s’apparenter à une tradition tant elle s’ancre dans l’âme des Bab El Ouédiens. Dans ce pays, dans cette ville, dans ce quartier, tout concourt, tout ramène à la fête. Les réunions de famille perpétuées par la coexistence au sein d’un même quartier, voire d’un même immeuble.
La piété de chaque entité qui emplit les cœurs de joie et d’allégresse, fêtes religieuses monothéistes pourtant partagées par toutes les communautés par l’amitié concernées. Il n’est pas rare, en effet, de voir au sein d’une bande de copains, les petits chrétiens jeûner le jour du Grand Pardon afin de passer la journée avec leurs amis juifs ; ou certains enfants de Moïse accepter de jouer les « enfants de chœur » en l’église Saint-Joseph.
Ici, on n’attache pas plus d’importance à l’origine religieuse qu’à celle du pays ancestral. On naît Bab El Ouédien, on vit Bab El Ouédien, on meurt Bab El Ouédien. Et si l’on conserve son arbre de vie bien ancré dans le pays des aïeux, les nouvelles branches donnent des feuilles à l’accent pataouète.
La fête rencontre son apothéose avec son Carnaval de la Mi-carême ; laissant libre cours à leur imagination, ces enfants de la misère qui avaient parfumé leur existence d’or et d’azur se déguisent en Pierrot, Arlequin, Bécassine, d’Artagnan ou Zorro grâce à l’aptitude de leurs mamans à leur confectionner des costumes avec « trois fois rien ».
Le défilé de chars multicolores, la bataille des fleurs, de confettis et de serpentins donnent lieu à de mémorables fou-rires qui durent jusqu’à l’enterrement du carnaval représenté par un mannequin de paille que la jeunesse jette à la mer après l’avoir brûlé. Montent alors dans le ciel algérois, le chant des étudiants qui se donnent rendez-vous l’année suivante.
La fête foraine qui s’étale chaque été au soleil de Bab El Oued, du jardin Guillemin à la place Lelièvre jette tout le petit monde pataouète dans les rues. C’est l’heure des retrouvailles sans façon, l’homme en cuissette, on ne dit pas short, la femme en petite robe légère, le chandail sur les épaules en cas d’improbable brise « frisquette », mais parée de son éventail de nacre qu’elle agite dans un geste machinal hérité de ses lointaines origines ibériques, napolitaines ou israélites. Des petits drapeaux tricolores ornent le décor de ces soirées délicieuses qui se terminent par un bal chaque soir renouvelé, portes ouvertes sur des béguins d’un jour ou de toute une vie.
Les balcons alentour participent à la fête dans leurs pyjamas rayés et leurs chemises de nuit aérées, la lumière éteinte, comme des resquilleurs entrant « à ouf1 » dans quelque soirée interdite. Les jeunes hommes rivalisent d’audace afin de séduire les filles malgré la présence des éléments mâles de la famille, gardiens de la réputation des femmes de ce pays. La soirée s’achève, alors, sous un ciel aux cent mille étoiles qui accompagne le romantisme d’une nuit si belle qu’elle brûle les cœurs adolescents.

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