Monsieur le ministre,
Une femme juive, médecin, surprise dans son sommeil, est
atrocement torturée pendant plus d’une heure. Elle a 65 ans et elle vit dans un
modeste immeuble du XIème arrondissement de Paris, rue Vaucouleurs. Le meurtrier,
qui s’introduit chez elle par le balcon, s’acharne avec une violence inouïe sur
sa victime, provoquant une vingtaine de fractures au corps et au visage, avant
de la défenestrer, agonisante, du troisième étage. Pendant ce temps, la police
(aussitôt prévenue) est sur le palier. Les trois hommes armés n’interviennent
pas.
Les voisins (plusieurs dizaines de personnes) entendent ses
hurlements. Ils ne bronchent pas. Les médias nationaux sont alertés. Ils
n’enquêtent pas et passent le meurtre sous silence. Elle s’appelait Sarah...
Sarah Halimi.
Cette scène épouvantable ne s’est pas déroulée en 1942,
avant ou après la Rafle du Veld’hiv, mais… dans la nuit du 3 au 4 avril 2017
aux cris de « Allah Akbar », dans un minuscule HLM situé à quelques encablures
du Bataclan. Une marche blanche à sa mémoire sera organisée le dimanche d’après
à Belleville. Elle s’est heurtée à des « Mort aux Juifs ! » de la part de
jeunes des cités avoisinantes, certain ajoutant : « On a nos kalach ! ». Dans
la foulée, le procureur de Paris, François Molins, s’est empressé d’expliquer
qu’il fallait attendre le résultat de l’enquête avant de se prononcer sur la
nature du crime. Sait-on jamais : une femme juive âgée sauvagement massacrée
par un vigoureux islamiste de 27 ans au lourd passé de délinquant
(condamnations multiples pour trafic de drogue et violences) pourrait bien
relever d’une simple querelle de voisinage… D’autant que le criminel, Kada
Taoré, d’origine malienne, la traitait régulièrement de « sale juive », si bien
qu’elle avait confié à son entourage la crainte qu’il lui inspirait. « Nous
sommes en guerre », annonçait Manuel Valls le 13 janvier 2015, « pour que les
musulmans n’aient plus honte et pour que les Juifs n’aient plus peur ».
Remarquable bilan.
Vous venez donc, Monsieur le ministre, de prendre vos
fonctions dans un pays où il est redevenu possible d’assassiner des Juifs sans
que nos compatriotes ne s’en émeuvent outre mesure. À cet égard, vos
prédécesseurs, de droite comme de gauche, ont eux aussi préféré ne pas regarder
plus loin que le bout du balai avec lequel ils enfouissaient la poussière sous
le tapis. Aucun n’a été la hauteur. Le serez-vous ? Ce dimanche 21 mai, sur la
chaîne de télévision i24News, le frère de Sarah Halimi déclarait avec une
extraordinaire dignité : « J’ai attendu sept semaines avant de m’exprimer. Le
silence de mort qui continue d’entourer l’assassinat de ma sœur est
insupportable ». Un fait divers ? Même pas. Dans l’atmosphère déliquescente qui
règne au pays de Dieudonné, pour qui « les Juifs sont des chiens » (on se tord
de rire), il faut croire qu’un chien écrasé mérite effectivement plus
d’attention qu’une Juive assassinée.
En votre âme et conscience, je sais, Monsieur le ministre,
que vous partagez ce diagnostic. Je me souviens vous avoir accompagné en
Roumanie au début des années 90, peu après la chute du communisme, pour y
promouvoir la démocratie, en général assez peu compatible avec l’antisémitisme.
À l’époque, nous nous inquiétions ensemble de voir certaines élites d’Europe de
l’Est renouer avec leur vieille passion antijuive. Mais voilà que la
judéophobie qui fait désormais couler le sang en Europe ne vient plus de
l’extrême droite : elle est de facture musulmane.
Beaucoup plus embarrassant… Malgré cette mutation, je me
prends à espérer que votre fermeté et vos convictions d’alors sauront arracher
la France d’aujourd’hui à son somnambulisme. Car comme le remarque l’un des
deux avocats de la famille Halimi, Maître William Goldnadel, « le meurtrier
aurait été blond aux yeux bleus, toute la France serait descendue dans la rue.
Il est islamiste, toute la France rase les murs ».
C’est ainsi que de ce crime antisémite, il ne fut pas
question pendant la campagne présidentielle. Quant aux journalistes, qu’on a vu
autrement plus zélés dans l’« affaire Théo », tous se sont mis au garde-à-vous
— une première ! — devant les appels à la prudence de Monsieur le procureur.
Hormis la presse juive, seul un journal texan en a parlé. Or, le rapport de
police vient de tomber et les avocats ont tenu une conférence de presse ce
lundi 22 mai pour s’étonner de la « chape de plomb » qui pèse sur cette
affaire. De fait, l’enquête confirme ce que nous savions déjà sur le calvaire
de la malheureuse. En pire. Son bourreau l’a massacré en récitant des sourates
du Coran et en la traitant de « Satan » en arabe (l’attaque a été enregistrée
par un voisin). Après l’avoir achevée à la barbe des trois policiers de la Bac
présents dans l’immeuble dès 4 heures, mais qui attendaient… des renforts, le
tueur est repassé chez les voisins par le même balcon et s’est remis à prier.
Les renforts sont arrivés. L’interpellation a eu lieu à 5 heures 35. L’homme
n’a pas résisté. Sarah Halimi, elle, gisait, morte, sur le trottoir.
Ces faits sont gravissimes. Mais on trouve une fois de plus,
contre vents et marées, le moyen de se rassurer à bon compte. Tout comme le
massacreur de Nice, le djihadiste de Belleville serait « fou ». Ouf, on respire
! À ce titre, et parce qu’il était un peu « exalté », les policiers ne l’ont
pas incarcéré, mais envoyé dans un hôpital psychiatrique où il est toujours
soigné au frais du contribuable. Dans ce domaine, on ne lui connaît toutefois
aucun antécédent.
Vous vous souvenez peut-être, Monsieur le ministre, que ce
déni a déjà tué sur le sol français. On comment ne tirer aucune leçon des
errements policiers durant la séquestration (23 jours) du jeune Ilan Halimi,
kidnappé, martyrisé et assassiné parce que Juif par le Gang des barbares en
2006. Le quai des Orfèvres s’était entêté à suivre la piste, absurde mais moins
dérangeante, d’un règlement de compte entre bandes. Le patron de la PJ lui-même
n’en démordait pas, y compris après la capture de youssouf fofana qui s’était
tranquillement enfui en Côte-d’Ivoire (où des agents du Mossad l’arrêteront) :
Il n’y a pas et il ne saurait y avoir d’antisémitisme en France !. Pas de
chance, la justice retiendra l’antisémitisme comme circonstance aggravante.
Dix ans plus tard, nous en sommes donc au même point. D’un
Halimi à l’autre, d’Ilan à Sarah, nous sommes même devant un cas d’école auquel
ceux qui scrutent l’inconscient collectif et ses pathologies seraient bien
inspirés de s’intéresser. Vous aussi, M. le ministre, et de très près. Deux
Juifs suppliciés dont la mort aurait pu être évitée avec un brin de jugeote,
cela commence à faire beaucoup. Alors oui, c’est insupportable et c’est
désormais votre affaire. C’est insupportable pour les Juifs, mais cela devrait
l’être plus encore pour les non-Juifs.
Du moins dans une démocratie « normale » et bien portante.
Car la recrudescence de l’antisémitisme constitue toujours un baromètre
infaillible s’agissant d’évaluer la santé morale d’une société. Or,
qu’avons-nous sous les yeux en 2017 ? La haine autorisée et le passage à l’acte
décomplexé des uns. La cécité volontaire et l’approbation, silencieuse ou
joyeuse, des autres. Et, last but not least, la tragique indifférence du plus
grand nombre.
Il est vrai que si le bourreau n’avait pas le bon profil, la
victime non plus. À cet égard, auriez-vous remarqué, M. le ministre, l’étrange
phénomène que voici ? Aussi longtemps que nos barbares de fabrication locale ne
tuaient que des Juifs — Ilan Halimi en 2006, les enfants de Toulouse en 2012,
un couple au Musée juif de Bruxelles en mai 2014, des gens faisant leurs
courses Porte de Vincennes en janvier 2015, la réplique de Copenhague juste
après et déjà oubliée, ce n’était pas bien grave. Ils devaient quand même être
un peu « coupables » puisque cela fait deux mille ans qu’on le dit. Dans le
lot, il y avait certes quelques soldats « arabes » et autres journalistes «
islamophobes » qui l’avaient peut-être un peu cherché. On n’allait pas en faire
une histoire. Mais au Bataclan, des « Français innocents », pour reprendre le
lapsus de Raymond Barre après l’attentat antisémite de la rue Copernic en 1980,
c’était inacceptable ! Ce refrain, sans que ceux qui l’entonnent pensent
nécessairement à mal, nous y avons eu droit sur tous les tons au lendemain du
13 novembre : « Mais pourquoi nous ? Pourquoi la France ? Pourquoi des
innocents ? ».
Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin au beau milieu du
sanglant été 2016 ? Le 31 juillet, une tribune signée par une centaine de
personnalités musulmanes procédait ainsi à une soustraction bizarre. Elles réclamaient
une réorganisation de l’islam de France « après l’assassinat de caricaturistes,
après l’assassinat de jeunes écoutant de la musique, après l’assassinat d’un
couple de policiers, après l’assassinat d’enfants, de femmes assistant à la
célébration de la fête nationale, aujourd’hui l’assassinat d’un prêtre
célébrant la messe ». Cherchez l’erreur… Tous les attentats récents étaient
énumérés, sauf ceux ayant visé des Juifs, collectivement massacrés ou
individuellement poignardés et blessés. Sans doute par distraction. Des
réactions outrées ? Si peu…
Que comptez-vous faire, Monsieur le ministre, pour secouer
cette terrifiante apathie ? Il ne suffira pas, cette fois, de briser les
avertisseurs d’incendie, forcément « néo-réactionnaires », pour que le feu s’éteigne
de lui-même. Un tour de passe-passe où nos bien-pensants de service
s’illustrent depuis 2002. À moins que vous ne choisissiez d’avoir tort avec les
djihadistes plutôt que d’avoir raison avec les réalistes ? On ne s’en sortira
pas non plus à pratiquer la pensée magique et à communier dans ce catéchisme
antédiluvien selon lequel le Mal ne saurait en aucun cas surgir du camp du
Bien, celui des anciens « damnés de la terre ».
Votre mandat sonnera-t-il, dans ce domaine, la fin de la
récréation ?
Car vous le savez bien : persister à ne pas appeler un chat
un chat, à minimiser (« actes isolés » et « loups solitaires »), à euphémiser
(« les enfants perdus du djihad »), à excuser, à banaliser et — en désespoir de
cause — à psychiatriser, nous mènera droit dans le mur. Il se trouve en effet
que nos ennemis de l’intérieur ne sont ni fous ni nihilistes. Ils sont
islamistes. Et qu’ils haïssent au moins autant la France laïque que les Juifs
dans leur ensemble, logés à la même enseigne. Nous comptons sur vous pour le
rappeler haut et fort. Et oser nommer clairement l’ennemi pour cesser d’ajouter
à la confusion des esprits et au malheur du monde. Il y faudra un peu de
courage car vous ne vous ferez pas que des amis au sein de votre famille
politique. Mais cela vaudra toujours mieux que de rester dans l’histoire comme
un compagnon de route de ce que Jacques Julliard, l’icône de la Deuxième
gauche, appelle « le parti collabo ». Ce parti aux yeux duquel « tout est bon
pour suggérer que ces crimes [djihadistes] ne sont pas des crimes, mais des
conséquences » (de l’exclusion, du chômage, du racisme). Par où le
politiquement correct fait cause commune avec le politiquement abject.
On attend de vous, M. le ministre, que vous incarniez le
parti de la France réveillée et non plus celui de l’angélisme face à la haine
antijuive qui gangrène le cerveau de nombreux jeunes musulmans français —
paumés ou radicalisés. L’historien Georges Bensoussan, l’auteur d’Une France
soumise (Fayard, 2017), n’a pas dit autre chose au micro d’Alain Finkielkraut
sur France-Culture. Ce pourquoi un extravagant procès lui a été intenté cet
hiver pour « incitation à la haine raciale », procès dans le cadre duquel le
Parquet a réussi l’exploit de requérir contre lui. Brisons le thermomètre pour
croire le malade guéri ! C’est dire si vous n’aurez pas la tâche facile dans un
contexte où nous avons franchi, depuis « Charlie », un pas supplémentaire dans
l’art de se crever les yeux : au refus de voir ce que l’on voit s’est ajouté le
refus de savoir ce que l’on sait. Car vous n’ignorez pas ce que montrent depuis
trois ans toutes les enquêtes d’opinion, à savoir que les stéréotypes antijuifs
sont les plus répandus en France au sein de trois catégories de la population :
les sympathisants du Front national, les militants d’extrême gauche et les
musulmans (auto-définis comme tels). Et vous en conviendrez, abdiquer de la
plus élémentaire lucidité ne saurait faire, en l’espèce, une politique. Car
sans problème, point de solutions.
Une lourde charge, Monsieur le ministre, pèse sur vos
épaules. Il y va de votre honneur. Et de celui de la France.
Alexandra Laignel-Lavastine
Alexandra Laignel-Lavastine
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