A présent que ma mère ne surprend
plus mes silences par ses allées et venues effectuées à pas feutrés, la douleur
de ne pas avoir photographié du coeur le moindre de ses gestes inonde ma vie.
Comme toutes les femmes juives d'ALGERIE,
elle était l'ALGERIE. Son langage flirtait avec le pataouète, ce parler
familier aux enfants de BAB EL OUED chanté par le mythique Cagayous. Mais, il
s'enrichissait de ses expressions judéo-arabes qui grimpaient à l'assaut de la
forteresse naturelle de la Casbah.
J'admirais sa façon de parfumer ses
mots d'orientalisme lors d'une discussion avec Malika, fatmah au grand coeur,
un marchand des quatre saisons du marché Randon ou du marché Nelson, une de ses
tantes autour d'un bon kawa.
De sa prime enfance, ma mère juive
d'ALGERIE avait appris de sa mère et de sa grand-mère, à cuisiner selon la
tradition israélite. A l'ancienne. Sur un kanoun. Avec la patience pour seule
compagne.
--"Pour faire du bon manger, il
faut passer des heures devant son fourneau. Une cuisine bâclée, c'est une
cuisine bonne........à jeter!" répétait-elle.
Avec fierté, elle préparait mille et
un petits plats qui faisaient le délice de sa maisonnée.
Cette cuisine méditerranéenne, née
de la complicité judéo-arabe, possédait toutes les vertus de l'ALGERIE. Elle ne
s'avalait pas, elle se dégustait comme se dégustait les paysages de cette terre
généreuse. Elle était parfumée, chaleureuse et goûteuse, tellement lourde à
digérer qu'elle imposait une sieste prolongée à l'ombre "d'un rideau de
soleil".
La table de ma mère juive d'ALGERIE
sentait bon les épices. Ses plats confectionnés avec tant d'amour et de
savoir-faire étaient décorés, millimétrés, ciselés. Je la revois les jours
précédant POURIM, s'affairant dans sa cuisine aux prises avec les sept plats de
la fête. Mais le moment délicieux survenait la veille avec la préparation des
galettes blanches. Le cérémonial se voulait immuable. Après avoir installé ses
galettes sur les plaques obligeamment prêtées par le boulanger, mes frères et
moi les portions à Villa Grossa qui les enfournait d'une main experte. Une fois
cuites, nous les remontions à la maison et le trempage dans le blanc pouvait
commencer.
--" C'est facile mais il faut
le coup de main!" se vantaient les femmes qui sortaient des galettes
lisses, blanches et, cerise sur le gâteau, brillantes.
Car, en ALGERIE, dans les familles
juives comme dans toutes les autres familles, le voisinage qui tutoyait
l'amitié exigeait que l'on offrit aux proches une assiettée de gâteaux afin de
partager la fête. Et malheur à celle qui présentait une galette blanche virant
sur le gris, d'aspect inégal ou mâte. Elle perdait une étoile au Guide Michelin
des mauvaises langues du quartier. Ma mère et ses soeurs avaient hérité du
savoir familial et notre palais ne différenciaient pas leurs préparations
culinaires tant elles cuisinaient à l'unisson.
Ces femmes juives d'ALGERIE,
dépositaires de cet héritage sacré le transmettaient ensuite à leurs filles.
Ainsi, la tradition se perpétuait à travers les âges, malgré la modernité du
fourneau à gaz qui rejetait le vieux kanoun au musée de la nostalgie, après de
bons et loyaux services.
Ma mère me racontait avec un brin de
mélancolie déposé au coin des lèvres, combien fut long et difficile l'apprentissage
de l'ère moderne pour toutes ces femmes d'un autre temps, d'une autre
civilisation.
La cuisine de ma mère juive
d'ALGERIE a vécu. La patience est devenue une denrée bien rare et trop chère.
Les surgelés supplantent dans les cuisines, les palais et les panses, les jolis
petits plats mitonnés de jadis.
Les odeurs, les senteurs et les
parfums de sa cuisine n'étaient point pléonasmes aux casseroles de mes
souvenirs. Elles embaumaient la salle à manger où nous prenions, cérémonial
oblige, tous nos repas. Elles s'ajoutaient les unes aux autres, âpres ou
épicées, âcres ou acides, sucrées ou salées, piquantes ou fruitées.
Elles chantaient la méditerranée
orientale par tous les ingrédients qui l'embellissaient et la rendaient unique
au monde.
YYY
Comme tu avais raison, ma mère
juive d'ALGERIE et, avec toi, toutes les femmes de ce pays qui offrait ses
heures pour le bonheur de son peuple. Les mille et une saveurs de la cuisine
judéo-arabe, à l'instar des délices de tantale, creusaient les estomacs, ouvraient
l'appétit, endimanchaient chaque jour de la semaine. Les rondeurs et les
somnolences d'après-repas témoignaient pour la postérité de la succulence des
plaisirs de la table. L'huile d'olive, le kemoun, le kerouya, le safran, le
persil arabe, la niora, la cannelle, la noix muscade, le flio, le clou de
girofle, autant d'ingrédients pour régaler le palais des mille et une nuits de
méguéna, de schkaimba, de hasbanne, de coclo, de boktof, de bestel, de
tchoukchouka, de barbouche, de t'fina sans parler des délicieuces patisseries
juives dérivées des douceurs orientales qui prenaient un malin plaisir à
enrober la taille des gourmands.
Comme tu avais raison! Comme
ta cuisine nous fut douce et bonne à déguster et la décoration de tes plats,
architecture d'amour pour le travail bien fait et le régal de tes enfants, nous
mit en appétit. Cuisine qui se goûtait avec le regard frugal avant de rassasier
le palais.
Je te revois, ma mère juive
d'ALGERIE, héritière de gestes millénaires et de souffrances endurées, les
mains enfarinées, les cheveux prisonniers d'un foulard de propreté, le coeur à
l'ouvrage sur un nougat aux dattes et aux amandes, malaxant la pâte sous le feu
ardent, roulant les saucissons caramélisés dans la graine de sésame, les
passant, satisfaite, sous le nez de tes trois garçons afin de te voir décerner
le certificat moral d'Appellation Contrôlée. Je te revois, nous demandant
d'ouvrir nos "fours de morfals" pour y déposer une tranche de nougat
et guetter notre réaction satisfaite ou désappointée.
Comme tu avais raison! La
cuisine est un acte d'amour envers autrui, époux, enfants, parents ou plus
prosaïquement, clients. A mesurer les heures passées devant ton fourneau, dans
cette cuisine d'ALGER où tu te sentais si bien, si chez toi, je peux dire, sans
l'ombre d'un doute, que tu aimas ton époux, tes fils, ta famille comme
personne.
Ma mémoire olfactive et
gustative résiste au temps défiguré et nulle cuisine, jamais, où que je vive,
où que je mange, ne renfermera autant de ravissement devant une assiette
remplie d'amour et ne restituera jamais le plaisir contenu dans une
tchouktchouka ou plus humblement, dans une omelette à la soubressade.
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