mercredi 20 juillet 2016

IL ETAIT UNE FOIS BAB EL OUED de Hubert Zakine



CHAPITRE QUATRIEME
MŒURS ET TRADITIONS
Des hommes, des femmes, des enfants……..

La famille, l’amitié, le football, le café et la plage suffisent au bonheur des Bab El Ouédiens qui n’aiment guère « se casser la tête » avec le superflu. Les fils et filles des pionniers se réalisent dans le concert vibrant de ce quartier. Ils « montent en ville » rarement et fréquentent les plages de Padovani, l’Eden et le petit chapeau qui bordent le faubourg plutôt que s’exiler sur la côte turquoise d’Alger.
En fait, ils disposent de tous les avantages d’une grande métropole sans en subir les inconvénients. Neuf cinémas, une dizaine de jardins, deux grands marchés, des commerces à foison, des sociétés sportives, des industries, des cliniques et des hôpitaux, une gare, des banques, tout ce qu’il faut pour se sentir bien chez soi et chez les autres car ici, le voisinage est synonyme d’amitié.
La politique est une épine dans le pied de Bab El Oued. Les gens du faubourg rêvent d’une vie meilleure, synonyme d’un appartement clair et aéré, un salaire correct, des enfants scolarisés et au dessus de leur tête, le drapeau français à la fois protecteur et nourricier. Tout le reste nage au large des préoccupations de ce
peuple fort en gueule et en bras mais dont la naïveté désarme parfois.
Comme chez tous les gens simples, les gens d’ici aiment les choses simples. Un match de football enivre les hommes, une réunion de famille comble de joie les femmes, la richesse du cœur portant ombrage à toutes les richesses du monde.

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Très fleur bleue, la femme de Bab El Oued partage les joies amoureuses comme les déceptions sentimentales de toute la gent féminine. Aucune femme digne de ce nom ne demeure insensible au malheur. Elle verse un torrent de larmes au cours d’un film mélodramatique ou se fait traiter de « sans cœur » ou de « cœur de pierre » si elle n’épouse pas le malheur des autres .
Jeune épousée ou mère de famille, elle aime « sa » maison comme elle aime son mari, ses enfants et ses parents , avec la démesure qui la caractérise. Avec une volonté animale, elle marque son territoire qui longe les murs de son appartement, de la cuisine à sa chambre, du balcon à la terrasse de l’immeuble où elle effectue sa lessive une fois par semaine selon une règle établie dans les pays de Méditerranée.
Même si elle se fait aider par une « fatmah1 » pour les tâches ménagères, elle ne laisse à personne d’autre le soin de diriger tout son petit monde. Ministre des finances avec le salaire de son mari auquel elle remet son argent de poche, ministre de l’éducation nationale avec ses enfants dont elle suit les études du mieux qu’elle peut, ministre de la famille avec sa tribu en arrondissant les angles à grands coups d’amour, la femme du faubourg pareille à ses semblables du pays tout entier, tour à tour maman-gâteau, maman-mansuétude, maman-tourment est la poutre maîtresse, l’épicentre, la base de sa famille. Elle répugne à montrer à l’improviste, une maison aux lits défaits. Aussi chasse t-elle les enfants des chambres sitôt levés afin de « mettre de l’ordre » puis range « le bagali2 » de la cuisine après le petit déjeuner. La maison subit alors las assauts répétés de « madame propreté ». Astiqué au « Mécano », le cuivre prend l’aspect du neuf, le baquet et la planche à laver fonctionne à plein régime, l’armoire au linge impeccablement rangé embaume l’appartement de ses bouquets de lavande disposées sous les piles de draps pliées « à l’équerre ».
La maîtresse de maison apprécie particulièrement le carrelage pour sa facilité d’entretien à l’aide d’un simple « chiffon du parterre3 ». Parfois, elle achète à un vieux musulman descendu des plaines de son Djurdjura natal, un tapis oriental qui ne fait pas long feu car « ces nids à poussière, y m’usent la santé ! ».
Qu’elle soit locataire ou plus rarement propriétaire de son appartement, la femme de Bab El Oued fait corps avec ce symbole familial qui bien souvent parle du passé par la voix de parents disparus qui vécurent toute leur vie dans cet espace ouvert sur le bonheur.
La maison du faubourg reçoit l’improviste avec le sourire. Toujours bienvenu, il se voit retenu à déjeuner et s’il est un familier, un matelas parterre accueille son sommeil.
Sans chi-chi ni état d’âme, il accepte l’invitation ou la refuse selon son humeur ou son emploi du temps.
Dans ce pays où l’on bannit la solitude, on reçoit avec plaisir en « mettant les petits plats dans les grands » car les femmes de ce pays et de ce quartier n’imaginent pas un seul instant accueillir la famille ou l’étranger dans une maison en désordre. La réputation d’une femme « bien comme il faut » rejaillit infailliblement sur toute la famille. Aussi, se fait-elle un devoir de faire briller son « chez elle »comme un sou neuf.
L’homme se contente souvent d’apporter son salaire à la maison mais le travailleur jouit d’un tel respect en ce pays que celà est perçu comme une normalité. En cas de coup dur, l’homme reprend la main au sein de la famille mais souvent se repose sur son épouse pour les petits tracas de la vie. En bon méditerranéen !
Quant aux enfants, ils attendent avec impatience le jour du mois qui est dévolu à leur famille pour prendre possession de la terrasse de l’immeuble. Malgré les balcons qui décorent les façades du linge séchant au soleil, certaines maîtresses de maison préfèrent s’adonner à la lessive «  en grand » dans la buanderie prévue à cet effet. Aidée par la « fatmah » ou une voisine qui « lui donnent la main », la mère de famille s’escrime en frottant une brosse à chiendent sur le linge « qu’il est tellement sale qu’il est bon à jeter ». Pendant ce temps, les enfants admirent le spectacle vertigineux de la Méditerranée qui accompagne l’avenue Malakoff jusqu’à Notre Dame d’Afrique. Une fois acclimatés à ce décor grandiose, l’enfance égrène tous les jeux qui exigent espace et aération. Plus tard, vient l’heure de l’étendage. La brise légère et le soleil maquillent alors la terrasse en vaisseau corsaire. Toutes voiles au vent, la « caravelle » prend la mer cuirassée d’or et d’argent pour un voyage au long cours vers une terre lointaine et inconnue..........
Quelques années plus tard, la réalité dépassera la fiction et les terrasses du bout du monde poussées par un vent mauvais débarqueront un million d’hommes, de femmes et d’enfants sur l’autre rive de la Méditerranée...........

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Bab El Oued vit au rythme des saisons avec un été qui ralentit son pas et invite à la nonchalance, un automne pourpre qui promène ses blancs nuages dans la clémence des cieux, un hiver pointillé qui s’achève dans la transparence d’un printemps de lumière.
Et au large, douce et câline, la Méditerranée……….

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Des gestes immuables cadencent la vie de la population. Dès le réveil, chacun revisite le spectacle offert par dame nature. Le théâtre des balcons frappe les trois coups. Le rite de bon voisinage s’éternise afin d’entretenir l’amitié.
Le dimanche matin est un jour spécial. Tout Bab El Oued se met sur son 31. Entre la messe, le marché, le café, le sport et l’« andar et venir » avenue de la Bouzaréah, chacun fait son choix. Les habitudes des pionniers demeurent vivaces dans ce pays où l’on aime se montrer. La jeunesse tape la promenade autant pour parader que pour taper des œillades aux belles demoiselles qui se pâment d’amour au moindre regard échangé.

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Les adultes tapent la belote ou la ronda, la manille ou la schkobe, l’anisette et la kémia. L’amitié retrouve ses couleurs d’enfance et le rire s’enroule autour des tables et des tournées. Lorsque sonnent les cloches de l’église, chacun rentre chez soi car le repas dominical en famille est sacré et nul ne peut enfreindre une loi non écrite mais respectée de tous. L’après-midi, lorsque les hommes ne supportent pas leur équipe favorite au stade de SAINT-EUGENE, MARCEL CERDAN ou MUNICIPAL, la famille au sens large du mot resserre le cercle autour d’une partie de belote pour les hommes et d’un bon café pour les femmes avec le fou-rire en invité permanent.

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La famille tient un rôle essentiel dans la vie de chaque enfant de Bab El Oued. Elle est le repère, le champ clos, le cocon au sein duquel rien ne peut arriver. La famille protège de l’extérieur et montre la voie de l’abnégation et de la cohésion de ses membres. Elle est ouverte aux parents éloignés des branches co-latérales du père et de la mère sans se cantonner aux seuls frères et sœurs. Les oncles et tantes, les cousins et cousines allongent la liste des invités lors d’un repas dominical ou d’une fête religieuse. En un mot comme en cent, la famille, c’est le bonheur dans la maison!
On agrandit parfois la tribu par le biais de l’amitié et les gamins appellent « tonton » et « tata » les amis de la famille.
Même la voisine sollicitée par une maman momentanément absente à l’heure de la sortie des classes, se charge avec un empressement tout maternel de la tâche qui ne paraît en aucun cas être un fardeau tant les services se rendent de part et d’autre du palier. Ici pas de chichis! On partage les joies comme les peines. Les portes ouvertes sur le palier encouragent les indiscrétions mais aussi et surtout les échanges. Les jours de fêtes, on offre une assiettée de pâtisseries au voisinage qui rendra le plat assorti d’une friandise pour les enfants. Si un citron manque pour une sauce, pas besoin de courir chez le « moutchou » du coin, une voisine y pourvoira à charge de revanche. Ainsi s’écrit l’histoire des relations humaines d’un immeuble, d’une rue, d’un quartier.

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Le respect des adultes se vérifie chaque jour et à chaque heure de la journée. Le garçon qui fréquente «  l’école de la rue » dès l’âge de cinq, six ans, use de tout son pouvoir d’imitation, voire d’admiration pour les plus grands. Il apprend les jeux de la rue, l’amitié, les plaies et les bosses……et les grossièretés que Bab El Oued maquille en « gros mots ». Mais la rue lui enseigne une donnée fondamentale de l’éducation du faubourg ; pas de gros mots devant un adulte. S’essuyer les mauvaises habitudes sur le paillasson avant d’entrer à la maison, tel est le leitmotiv des « oualiones » du quartier.
Les enfants de Bab El Oued respirent la vie à pleins poumons. Lâchés dès le plus jeune âge dans l’espace aérien de l’insouciance, la rue devient leur royaume. Un royaume transmis par les anciens qui passent le flambeau avec un rien de nostalgie pour toutes ces années bénies en culottes courtes. Bab El Oued ne se couche pas sur un matelas doré. Aussi, les jeux de l’enfance puisent à la source du savoir des générations précédentes pour s’amuser sans dépenser un sou.
Ainsi se perpétuent « Papa Vinga1», « Fava vinga2 » les noyaux d’abricots, la toupie, les tchapp’s3, les billes, la savate, la carriole, la boléra4, le taouète, le carré arabe, autant de jeux qui nécessitent un investissement humain certain car la débrouillardise et le courage en sont les denrées indispensables mais dont l’aspect financier est quasiment inexistant.
Parce que les adultes n’oublient jamais qu’ils furent de sacrés garnements, ils gardent une tendresse toute particulière pour les « voyous » du quartier. En les regardant grandir, ils se souviennent des escapades à la carrière Jaubert à la poursuite des « machos » ces grosses sauterelles vertes qui effrayaient les plus petits, des rencontres de football inter-quartiers qui se terminaient immanquablement par arrêt de l’arbitre pour « divergence de vue » avec l’une des deux équipes, des « panchas 1» à Padovani, des équipées sauvages au « Mon ciné » ou au « Rialto » qu’ils prenaient d’assaut en bandes, des premières amourettes qui laissent des bleus au cœur et du vague à l’âme.
L’enfant est roi dans ce pays. Les manchettes des journaux sont soumises à la portion congrue dans le domaine de la martyrologie de l’enfance. La moindre toux saoule d’inquiétude la maman-gâteau pour laquelle son petit est la huitième merveille du monde. Les enveloppements d’alcool, les ventouses, les cuillerées d’huile de foie de morue, les fortifiants de toutes sortes « pour aider le petit à grandir », les nuits blanches à veiller « si le petit y respire bien », la prise de la fièvre en posant les lèvres sur la tempe, les flambées d’alcool pour chauffer la maison avant le bain du petit, le lit « mis à l’air » chaque jour, les matelas retournés chaque semaine, la grande lessive une fois par semaine sur la terrasse de l’immeuble, les plats divinement décorés, les pâtisseries délicieuses inoubliées du palais, les nuées de petites attentions résument parfaitement les battements du cœur des mamans de ce pays « pour leurs petits ».

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Théâtre de bonne humeur et de bon voisinage, le balcon prolonge l’amitié dans des discussions qui se terminent souvent avec les premiers bâillements. Dés le matin, le décor apparaît dans sa majesté aux buveurs de café. On échange des bonjours ensommeillés puis les femmes en quête de menus bavardent sans discontinuer.



Lorsque le balcon prend ses quartiers d’été, la salle à manger déporte ses convives à l’abri du « rideau de soleil » où l’on déjeune chez soi et chez les autres, le voisinage s’emparant sans ambages de la discussion d’autrui. Sans se voir, entre deux bouchées, on s’interpelle, on se chahute, on prend rendez-vous pour la belote ou le cinéma.
Puis le balcon revient à sa fonction première qui semble avoir été inventée sous le ciel brûlant d’Afrique du Nord, par des gens qui se flattent de posséder l’une des plus importantes vertus humaines : la faculté de prendre le temps de vivre. Quoi de plus délicieux et de plus jouissif que de prendre le temps de se « taper une bonne sieste à l’ombre d’un rideau de soleil après un bon repas », entendre dans un lointain coma les bruits étouffés d’une rue endormie, s’anéantir au creux d’une chaise longue épousée par le corps et l’esprit, bercé par le doux murmure d’un rivage indolent. La sieste, « cette façon de faire l’amour à la nature sans se fatiguer », semble née pour les gens de Bab El Oued quand l’été accomplit son œuvre de somnolence. Rester des heures les yeux ouverts dans la contemplation de l’instant, jouir du plaisir de ne rien faire, de ne rien penser, de ne rien voir, le regard fixé sur l’infini. Quel bonheur !
Le café au lait de l’après-midi réveille les plus ensommeillés. Tout en surveillant du coin de l’œil leur progéniture dans la rue, les femmes reprennent le cours de leur discussion interrompue le matin à l’heure de la préparation du « repas des fauves ». Le soir, le balcon s’habille de bruit et de fureur. Dès le souper avalé, chacun se rue sur ce forum des humbles gens qui assistent au cinéma de la rue sans débourser un sou. Les gosses accaparent un coin de balcon pour converser un peu trop bruyamment au goût des adultes ou pour échanger des illustrés en utilisant un ingénieux système de panier accroché à une corde à poulie qui relie les balcons.
Cette tribune politico-sportive trouvera dans les événements d’Algérie une façon originale de se faire entendre du reste de la ville en répercutant la colère de tout un quartier. Selon une tactique bien naïve, un concert de casseroles assourdissant s’évadait, alors, des balcons et des terrasses, ricochait de quartier en quartier pour se fracasser sur la colline de Notre Dame d’Afrique avant de sombrer dans la mer. Inutile de dire que les femmes se désolaient le lendemain en constatant la déformation « politique » de leur batterie de cuisine. Mais même au plus fort de la tourmente, le faubourg conserva la bonne humeur qui transformait une manifestation de leur angoisse, de leur colère et de leur désespoir en un jeu dérisoire.
Bab El Oued encourage l’exubérance. Est-ce la nature violente des pionniers, la terre sauvage à dompter, le combat permanent à mener, est-ce tout simplement le bonheur de vivre là où sont enterrés les anciens, là où les yeux se sont ouverts, là où le ciel et la mer embellissent chaque geste, amplifient chaque élan, exagèrent chaque phrase? Toujours est-il que le son le plus répandu sur cette terre bénie des Dieux claque comme le drapeau tricolore aux quatre vents de l’amitié, dévalant en cascades tonitruantes sur les vagues d’une Méditerranée en folie et ricoche sur les murs des cafés aux comptoirs anisés. Message d’amitié et de complicité, le RIRE se porte en bandoulière au stade comme au cinéma, à l’école comme à la plage, à la rue comme au jardin. Il accompagne les souvenirs de jeunesse et les repas au balcon, les réussites aux examens et les billets de satisfaction, il joue avec les larmes du bonheur.

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En Algérie, le culte des morts jouit d’une très grande considération. Le défunt part en emportant dans ses bagages l’affection indéfectible de son entourage. La piété des uns, la superstition des autres entraînent une part d’irrationnel dans l’inconscient collectif. Ainsi, la maison des morts, situé au début de la rue Thuillier, à une encablure du jardin Guillemin, se trouve l’objet d’une polémique morbide. En effet, les locataires successifs d’un appartement du premier étage, décèdent dans l’année qui suit leur emménagement. Curiosité pour les uns, coïncidence pour les autres jusqu’au jour où le quartier apprend que l’immeuble fut construit à l’emplacement même de l’entrée d’un ancien cimetière juif. D’où son appellation de « maison des morts ». Inutile de préciser que l’appartement resta vide jusqu’à l’indépendance car les commères du quartier divulguèrent la nouvelle à chaque futur locataire qui pliait ses bagages sans coup férir.
L’histoire de la « maison hantée » du Triolet s’inspire des mêmes constatations avec des familles qui s’enfuient au bout de quelques jours de location. L’une d’entre elles, rendue célèbre par l’un de ses garçons, champion de sa discipline sportive, en fit les frais.
Dans un cas comme dans l’autre, chacun s’accorde à reconnaître les faits par leur superstition avouée. La vie dans l’au-delà existe bel et bien pour ces enfants du faubourg, consommée sans doute par la présence toute proche de la casbah, ses mystères, ses guérisseurs, ses médiums et ses pleureuses.


1 commentaire:

  1. ... Ma parole, c'est terribe comment c'est vrai... tout ça que tu raconte... Et c'est pas des tchalefs,... hein...???...

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