CINEMA NUNEZ – Arche Avril 2005
avril 21, 2016 at 5:47
A la mémoire de mon père,
pour les livres et pour les images.
Presque un an déjà.. Avoir envie,
avoir besoin d’appeler au téléphone et se retenir de le faire.. L’être
n’est plus, qui répondrait. La mort c’est d’abord cette absence
irrémédiable, l’absence physique, le n’être-vraiment-plus-là. L’absence
se fait alors invisibilité. Ou plutôt l’être disparu accède à une autre
forme de visibilité que celle qui lui était dévolue de son vivant. Mon
père, je ne puis plus lui parler, ni le voir depuis ce deuxième soir de
Pessah où, selon mon sentiment, il avait décidé de quitter cette vie-ci,
lui qui en avait tant le goût et l’amour, en dépit des épreuves qu’il
avait endurées, ou plutôt à cause d’elles. Après que nous avions fêté
ses quatre vingt ans, il disait chaque matin: « Ce que Dieu m’accorde,
c’est du rab.. ». Un surplus de vie qu’il ressentait telle une
grâce. Si ce deuxième soir de Pessah il avait refusé ce surplus, c’est
sans doute parce qu’il sentait se restreindre autour de lui le cercle de
ses amis, partis les uns après les autres et en trop grand nombre. A
point que j’hésitais à lui annoncer immédiatement les nouveaux départs,
refusant de les dérober complètement à sa connaissance. Lorsque j’eus à
lui annoncer le décès de Sylvain Ghrenassia, le père de Enrico, et l’un
des ses plus proches amis d’adolescence et d’âge adulte à Constantine,
avec Raymond Leyris, j’eus l’impression d’éteindre une lumière
supplémentaire dans son appartement cannois, de le confiner dans un
cercle lumineux de plus en plus étréci. Son propre départ à fait
trembler mes assises.
Bien sûr telle est la condition humaine.
Seulement cette condition là chacun doit la vivre à titre personnel et
les joies comme les chagrins ne se compensent pas. La perte de l’être
cher ouvre d’autres plaies mal refermées. J’aurais tant voulu que le
voyage de réconciliation avec l’Algérie, prévu en 2000, aboutisse et
l’emmener au cimetière de Constantine dire le Kaddich sur la
tombe de ses père et mère qu’il chérissait au-delà de l’exprimable.
Enfant, il avait été marqué au fer rouge par leur misère matérielle. Il
devait m’en faire la confidence un matin du mois d’août de 1997, alors
que je lui avait ramené de la fondation Maëght à saint Paul de Vence une
reproduction du tableau de Chagall « La joie de vivre »: « De toutes
mes forces j’ai voulu réussir pour effacer de ma mémoire ce chabbat
de mes huit ans, lorsque mes parents qui vivaient au jour le jour m’ont
demandé d’aller quémander quelques sous chez mon oncle, le bijoutier,
de quoi éviter que la table ne reste presque vide, et que cet oncle me
rebuta ». Si je me prénomme Raphaël, qui est le nom de son propre père,
c’est qu’il me déclara ainsi à l’état civil alors que mon premier prénom
eût du être Pierre. Souhaite-il proroger l’existence de son père dans
celle de son premier fils? Ce lapsus me poingt chaque fois que je fais
réciter la hachkaba, pour l’élévation de son âme. Le rabbin me
demande son nom et je dis: « H’ay, fils de Raphaël ». De quelque manière
qu’on l’écrive le mot fils est à la fois un singulier et un
pluriel. Plusieurs décennies s’étaient écoulées avant qu’il ne se livre à
cette confidence et à d’autres encore, emportant avec lui des secrets
qu’il n’entendait murmurer qu’à Dieu seul. Depuis son départ je tente de
rattraper les signes tangibles de sa vie, de la rendre visible non pas
uniquement à mon souvenir individuel qui est douloureusement vivace mais
aussi à une histoire collective, celle d’une communauté présente en
terre algérienne bien longtemps avant que l’Algérie ne fut conquise par
les armées de l’Islam.
Pourquoi évoquer ici le Cinéma Nunez? A
Constantine, les cinémas occupaient une place très importante. On venait
y chercher l’étonnement, l’oubli, le dépaysement, une aventure que
l’existence quotidienne refusait durement. La télévision n’existait pas,
déversant comme aujourd’hui à chaque seconde ses tombereaux d’images.
Un film était un voyage au long cours, à New York, au Caire, ou à Delhi
d’où l’on revenait les yeux écarquillés. Après avoir travaillé en France
dans les années 30, et en être revenu à la suite du décès accidentel de
sa sœur Georgette, mon père avait trouvé un emploi de placeur dans un
cinéma de Constantine, le Cinéma Nunez. Sa passion pour le septième art,
son désir aussi de faire échapper ses parents à la misère lui firent
accomplir des pas de géant. En quelques années, de placier il devint
caissier puis, peu après, directeur du cinéma. Nous y logeâmes. Ses
compétences attirèrent l’attention d’une compagnie de cinéma
concurrente. Sa direction lui fit des propositions qui le conduisirent
cette fois à la direction de plusieurs salles à Constantine, à Bône, à
Biskra, avant qu’il ne construise ses propres établissements, le
Triomphe et surtout le Versailles de Constantine, une aventure dans
laquelle il avait foncé en 1960, croyant dur comme fer au plan de
Constantine proclamé par le général de Gaulle en personne. Il demeura en
Algérie plus de deux ans après l’Indépendance. Le nouveau Pouvoir ne
sut mieux faire que de le spolier. Il revint de son pays natal, blessé
au sang, meurtri dans tous ses membres mais avec un désir de vivre
presque inentamé. La mort de ma mère qui ne souffrait plus son
éloignement l’avait laissé plus désemparé, plus disloqué qu’il ne
voulait le laisser paraître aux yeux de ses cinq enfants. Nous lui
savions gré de cette enfance d’exception qu’il nous avait donnée,
féerique tellement elle était peuplée d’images, de films d’aventures, de
magiques dessins animés. Lorsque je fus adolescent, il suffisait que
j’exprime le désir de voir ou de revoir un film pour qu’aussitôt il en
fasse venir les lourdes bobines, dans leur boîte de métal, des agences
prestigieuses de la Paramount ou de la Warner Bros ou de la Métro
Goldwin Mayer à Alger. En novembre 1955 il fit projeter un film égyptien
intitulé Zouhour el Islam, L’aube de l’Islam, qui
relatait les débuts de la prédication du prophète Mahomet. Le film
devait rester à l’affiche plus d’un mois. Il draina des foules
considérables. Mon père organisa des séances supplémentaires pour les
orphelins musulmans de Constantine et récolta des sommes elles aussi
considérables à leur intention en vendant au guichet des reproductions
de la… Kaaba. Sa réussite à l’échelle de cette ville qui pouvait se
montrer féroce ne lui faisait en rien oublier la misère qui y sévissait
partout. Je vis tant de fois Zouhour el Islam que ce mois là
j’obtins la première place en composition d’Histoire. Le sujet posé par
notre professeur venu de France était: « Dites ce que vous savez des
débuts de la religion musulmane ».
Maintenant mon père n’est plus pour
corroborer ces souvenirs, pour affiner cette mémoire dont il est la
source. Je recueille des photos, des livres d’enfance qui compensent la
perte des livres qu’il m’avait achetés sans compter dès mon entrée à
l’école primaire Montesquieu. La fréquentation des livres m’est devenue
une forme de respiration. Un après midi du mois de novembre, ayant
achevé mes cours à la faculté de droit d’Aix, je remontais l’une des
rues les plus pentue de la ville de Cézanne. Ces dures pentes là me font
penser à celles de Jérusalem et à celles de Constantine. S’y est
ouverte une librairie où l’on s’en vient chercher des ouvrages autrement
difficiles à trouver où à retrouver. C’est là qu’un livre à la
couverture bleue me sauta au yeux, un livre de Gabriel Audisio: L’Opéra fabuleux.
Audisio qui était né à Marseille a beaucoup marqué la vie
intellectuelle algéroise un peu avant Grenier, Camus et Max Pol Fouchet.
Je commençait à feuilleter ce livre, le visage de mon père se formant
irrésistiblement à mon esprit. Et alors je tombais sur un chapitre
intitulé.. Cinéma Nunez. Gabriel Audisio décrivait un meeting
qui y avait été organisé sur la question du Socialisme par l’historien
Charles-André Julien dans les années 20, lorsque le cinéma était encore
muet et que l’accompagnement musical était exécuté dans la salle même.
Mon père m’avait souvent parlé de cette époque mythique et de ce lieu
pour lui sans pareil où était née sa passion cinématographique.
Lorsqu’une présence humaine se préoccupe
de laisser des traces, l’oubli doit déposer sa couronne de poussière.
Une trace conduit à une autre trace, une image en appelle à une autre
image. Peu à peu, fût-ce un bref instant, l’absence s’absente
d’elle-même. Une présence se reconstitue. L’invisible devient visible.
Et l’on comprend pourquoi une âme ainsi accompagnée goûte à l’éternité.
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