dimanche 10 avril 2016

Extrait de "MA MERE JUIVE D"ALGERIE" de Hubert Zakine


 A cet instant de ma nostalgérie, mes souvenirs se bousculent au portillon de ma mémoire comme des abeilles à l'entrée de la ruche. Afin d'exister dans le grand livre de ma mère juive d'Algérie, ils tentent de se faire une place au soleil de mes pages blanches. Couchés sur papier velours, ils revêtent l'habit vert de l'immortalité et dorment au lit de mes bibliothèques. L'expression orale nécessite la permanence visuelle. Hors du cadre, la toile semble imaginaire, se pastelle, les couleurs se délavent, les contours se diffusent, le tableau se meurt. La transmission du souvenir exige la page noircie et le discours vibrant. La mémoire muette, admirable dans son silence, naufragée dans un océan de paroles n'en est pas moins égoïste au regard d'autrefois. La chose doit être dite, expliquée, disséquée à l'encre indélébile. Afin que le souvenir, jamais, ne s'efface!
Tu l'as si bien compris, ma mère juive d'Algérie, que chacune de tes réminiscences, prétexte ou alibi, m'invitait à entreprendre sur l'écritoire du passé le lourd combat contre l'oubli. Travail de mémoire ou apaisement de l'âme, passeport contre l'amnésie ou cicatrisation de la blessure, cette entreprise d'éternité, de sauvegarde d'un monde disparu où tu jouais le premier rôle, je la mène, cheveux au vent et nostalgie en bandoulière, comme un père mène sa fille à la synagogue le jour de son mariage, le coeur plié en deux. Une larme de joie, une larme de chagrin, indicible bonheur, invisible exil d'une partie de soi pour un pays inconnu. Une assiette en moins à la maison et le guet de ses pas dans l'escalier.
Ce devoir de mémoire emprunte les chemins indisciplinés de ma pensée afin de profiter des paysages et des hommes, des voisinages et des senteurs, des amitiés et des enfances. Tel un plat que l'on déguste lentement mais qui détraque l'estomac. Les mots s'alignent, le décor s'installe, le soleil accable, la plage guette les baigneurs, l'été est là, tout proche. Ma mère juive d'Algérie dans sa cuisine, "tchortchorant" au balcon, Paulo devant son "élesca", les amis tapant un match de football, tout est en place pour ralentir l'omnibus de ma nostalgie. Puiser à la source rafraîchissante du souvenir de ta jeunesse, récolter le fruit sucré-salé de ma propre trajectoire dans ce pays tant aimé, tant dévasté, tant trahi, tel est mon chemin de croix, telle est ma source de vie, telle est ma destinée.
Ton absence définitive, ma mère juive d'Algérie, a brisé l'élan de mon enfance. Pour la retrouver ne me reste que le souvenir.


Les permissions bimestrielles de Jacky allégèrent ton porte-monnaie qui en avait bien besoin. Un salaire de moins à la maison nous obligea à utiliser le carnet de crédit chez notre épicière et l'argent demeurait un luxe dont nous nous passions fort bien, Paulo et moi. L'amitié des rues de mon quartier avait ceci de particulier qu'elle nous logeait tous à la même enseigne du partage de la pauvreté ou de la bonne fortune. Aussi, les poches trouées de la jeunesse n'étaient point synonymes de désespoir. Il n'en était pas de même pour toi, ma mère juive d'Algérie qui comptait sou à sou, situation que tu vivais mal même si la pauvreté en ton pays n'avait rien de déshonorant, surtout pour une veuve avec trois enfants.
Le dimanche était en Algérie, jour de fête. Selon une connivence tacite, les quartiers paradaient dans leurs plus beaux atours. Les hommes, les femmes, les enfants, maquillés de propre et d'élégance, rivalisaient d'habits neufs ou sortis de l'armoire pour "taper l'avenue". Peuple avide et démonstratif, naïf et candide, heureux et insouciant, ces enfants du soleil au rire tonitruant et au tape-cinq exubérant, tu les aimais, ma mère juive d'Algérie.
Tu n'avais ni le temps ni l'envie de partager leur jeu de séduction mais te saignais aux quatre veines pour que nous possédions, nous aussi, nos "habits du dimanche".
Toute la ville s'animait, alors, de clins d'oeil et de sourires en coin, d'éclats de rire et regards amoureux. Après un repas frugal en famille, les jardins, les stades, les plages en été, les cinémas en hiver livraient leurs esplanades, leurs tribunes vociférantes, leur sable doré, leurs salles obscures au bonheur des humbles gens de ce pays. De ton pays.
Ton bonheur, tu le dégustais à la vue de tes trois fils réunis autour de ta table se régalant de ta cuisine judéo-arabe. Ton bonheur, tu le savourais avec l'arrivée de Jacky à la table du "shabbat". Ton bonheur, tu l'appréciais aux fou-rires de tes garçons dans "ta" maison. Ton bonheur. Tes fils. Ta famille.
Les lumières de la ville s'étaient éteintes sur ta vie de femme un jour sans ciel de décembre 1947. La mère de famille les avaient rallumées un matin pour accompagner tes fils sur le rude chemin qu'empruntent les orphelins. Tu avais su ranimer la flamme qu'une méchante bourrasque avait soufflée. Tu nous avais tout donné en t'offrant une nouvelle raison de vivre: tes fils. Depuis, l'eau avait charrié les aléas de l'existence et, si, parfois, le ruisseau devint torrent, tu sus en canaliser le débit pour nous garder au sec.

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