Les
pages s’alignaient sans effort tant le
besoin de raconter le pays perdu se faisait pressant. Il avait suffi que la
proposition de Roland mûrisse dans sa pensée pour qu’aussitôt la machine à
écrire déchire le silence. De sa main
gauche malhabile, il tapait des phrases qui
semblaient sortir d’une boite magique
que rien ni personne ne contrôlait. Les mots jaillissaient de sa mémoire, sans
réflexion comme si ses doigts alimentaient
son cerveau. Le clavier semblait danser sous ses doigts dans une grande
farandole du souvenir et de douleur.
Il
n’était pas écrivain et ignorait l’ordonnancement des pages, la syntaxe comme
le style. Il était un auteur brut de décoffrage mais il s’apercevait qu’il en
avait tant à dire, à écrire, qu’une vie ne lui suffirait pas.
--Tu vas parler
du 13 mai, du FLN, de l’OAS…….
--Surtout
pas ! Je ne veux surtout pas évoquer les évènements. Même s’ils ont eu une
grande importance dans notre vie…….même si la politique française nous a niqué
le moral, pour moi, l’Algérie c’est le
bonheur, la joie de vivre, l’amitié et des tas de petits bonheurs qui, mis bout
à bout, tressent l’histoire de l’Algérie française. Alors, je laisse à d’autres
qui croient connaitre l’Algérie parce
qu’ils y ont passé une semaine, le soin de raconter la version édulcorée et
surtout remaniée par la propagande gaulliste. Moi qui ait vécu dans la casbah
puis à Bab El Oued, je sais. Je sais que la politique nous a tués par le manque
d’information de ses médias à la solde du pouvoir en place………… Nous, qui
aurions pu donner des leçons de patriotisme au monde entier, on s’est retrouvés
empêchés de décider de notre propre sort……….Allez, fermons la parenthèse. Je
préfère garder pour moi le ressentiment de ne plus me sentir chez moi…… un
apatride où que j’aille, et dieu sait si j’ai sillonné la planète.
--Putain, tu
pourrais écrire un bouquin sur ce
ressentiment !
--Aouah, mieux,
je m’y risque pas sinon, je finis mes jours en prison !
--Non, mais on
en a jamais parlé ! C’est drôle cette pudeur de taire nos sentiments comme si, on se
contentait de rire, de déconner……..comme si on avait peur d’abimer nos
souvenirs.
--Les amis,
c’est fait pour accompagner le bonheur, pas le malheur. Mais tu as raison, on s’est
bâillonné sans nous en rendre compte, ………sans doute de peur de ne plus se
trouver sur la même longueur d’onde.
--Mais on avait
tort ! On peut tout entendre l’un de l’autre.
--On se disait
aussi que la politique, c’était pour les grandes personnes et nous, on désirait garder notre insouciance……c’était
notre façon de prolonger
l’enfance !
Avant
le déluge, ils parlaient des heures avec le rire au coin des lèvres. Leur seul
souci, consistait à plaisanter, à rire, ne pas se prendre au sérieux.
L’accident de Simon, après le drame de l’exode, les avait confrontés à la douleur.
Simon
avait été trop occupé à ruer dans les brancards au sein des rédactions de la
capitale pour s’attarder au désarroi de ses compatriotes. Il n’en avait eu ni
le goût ni le temps. Il disait qu’il fallait mordre dans la vie afin de ne pas
se laisser humilier par des hommes comme Deferre qui désirait rejeter les pieds
noirs à la mer. Leur montrer que ces hommes et ces femmes d’Algérie étaient des
fils de pionniers et que rien ne pouvait les abattre. Relever la tête afin de s’en
sortir et par ricochet prouver à la France, si elle était encore capable de
comprendre, qu’elle avait tout à gagner à accueillir comme il se doit ces
français d’outre méditerranée.
Pour
Simon, seul comptait sa volonté de réussir dans ce métier de trompe-la-mort
réservé aux intrépides et aux débrouillards. Dans cette mouvance de coups bas,
sa carapace forgée en Algérie, eût tôt fait de s’endurcir au contact des plus
grands reporters de la presse nationale. Réussir dans la capitale pour faire la
nique aux pathos, tel fut le combat qu’il mena dans les premières années
parisiennes. Plus tard, lorsque la consécration fut obtenue par la
reconnaissance de ses pairs, il oublia
la revanche du petit pied noir pour mener sa barque sereinement.
Son
accident lui avait révélé l’autre Simon, le petit algérois apatride, le petit
juif emmitouflé dans son malheur, l’homme diminué qui revenait au pays des
vivants. En tapant sur sa machine à écrire, des pans entiers de sa vie d’avant
remontaient à la surface. Il devenait l’historien, le biographe de sa propre
existence sans d’autre difficulté que la complexité de l’orthographe
grammatical.
De
temps en temps, l’amitié par téléphone lui rappelait que les distances
s’étaient allongées et l’amitié pas
courrier s’était installée dans son existence. Elles avaient remplacé le
contact physique et visuel de jadis. Une existence qui tentait de se faire une
place au soleil sans la présence d’une âme sensible qui lui prendrait la main les soirs d’infortune. Lui restait
l’écriture, le retour sur les chemins de sa folle jeunesse et les matins
transparents qui lui parlaient d’Alger.
Ecrire
pour exister. Ecrire simplement pour passer le temps et pour se souvenir.
Ecrire sans prétention. Ecrire comme un onguent sur son mal de vivre. Etrange
thérapie. Car il ne se leurrait pas. Il savait bien qu’après l’emballement des
premières pages, quand la solitude noiera son inspiration et que les jours sans
joie prendront le pas sur l’exaltation de l’écrivain, les questions sur sa
déchéance resteront lettres mortes. Mais survivre malgré tout pour les siens,
pour les autres qui ne comprendront jamais pas pourquoi il aurait préféré
mourir sur les bords du canal de Suez.
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