samedi 5 décembre 2015

extrait de OPERATION PLUME SERGENT MAJOR de Hubert Zakine


AOUT 1940
L'été 1940 ralentissait chaque geste. Comme tous les étés, la sieste s'organisait à l'abri du rideau de soleil et les bruits de la rue se dispersaient au loin afin de ne pas réveiller la somnolence qui gagnait le quartier. Richard, assis à même le carrelage, jouait à la "ronda" avec ses petits frères avant de descendre "en bas la rue" pendant que Maman Atlan "tapait" la sieste, anéantie au creux de la chaise longue du balcon. Comme tous les jours, le quartier, éreinté de chaleur, espérait le passage de l'arroseur des rues qui rafraichissait si bien l'Esplanade mais la jeunesse de Bab El Oued lui préférait la plage de Padovani, qui reposait en ce début d'après-midi dans la quiétude d'une digestion obligée.
Norbert et Pierre sifflèrent Richard qui terminait sa partie de ronda.
--On va taper le bain, tu viens?
--Non, j'ai pas envie! J’emmène Edgard au Mon Ciné voir "Tarzan" mais on descend!
Norbert, tout excité, l'accueillit avec cette invite.
--Maryse, elle est à Pado!
--Et qu'est-ce que tu veux qu'ça me foute?
--Zarmah ça te fait pas plaisir!
--Pas plus que quand il y a Annie, Josiane ou Edith!
--Ah bon! On croyait que...
--Mais putain, on a treize moins le quart! Vous croyez que vous êtes des grands!
--Ouais, vous avez peut-être treize ans moins le quart mais moi ch'uis un homme! Je sais pas si vous le savez mais j'ai fait ma bar misvah. protesta Pierre.
--Une omelette, ouais! Plaisanta Norbert.
Richard pris son petit frère par la main et en s'éloignant
--Bon, on va au ciné, on se retrouve après!
Le Mon Ciné était un de ces cinémas qui avaient les faveurs de la jeunesse. Y passaient des films de cow-boys qui voyaient les "longs couteaux" triompher, sans coup férir, des Sioux, Apaches et autres Cheyennes, des films où des héros mythiques (Tom Mix, Hopalong Cassidy, Zorro) anéantissaient des bandes de hors la loi, des films de cape et d'épée que les enfants imitaient lors de scénettes qu'ils reproduisaient chaque jour, (Capitaine Blood, Robin des Bois, Prince Vaillant) ou d'épopées guerrières qui titillaient l'imagination des plus âgés. Chaque jeudi, des grappes de "chitanes" envahissaient les rangées et applaudissaient aux exploits d'Errol Flynn, Johnny Weissmuller ou John Wayne
Les journées se passaient entre insouciance, football, plage et amitié. Toute la famille regroupée autour de l'ainé vivait de beaux dimanches aux Deux Moulins. Les enfants Atlan découvraient avec émerveillement les joies des cabanons, de la Pointe Pescade, des Bains Romains ou Baïnem et chaque retour du dimanche soir se faisait au son de l'éternelle question:
--Quand est-ce qu'on aura notre cabanon à nous?
Maman Atlan répondait en écho l'éternelle promesse:
--L'année prochaine si Dieu veut!
Mais l'année prochaine était toujours remise à l'année suivante. Entre Padovani, le Mon Ciné, les Variétés, le Majestic et le jardin Guillemin, l'Esplanade s'offrait de belles vacances à bon marché. Le soir, les balcons de Bab El Oued s'invitaient dans des discussions à bâtons rompus qui déclenchaient rires et engueulades de bonne santé entre voisins. D'autres préféraient, après souper, la douceur d'une soirée d'été en "prenant la fraiche" au jardin Guillemin.
*****
Octobre 1940
En ce premier octobre 1940 gris et maussade, le groupe scolaire de Rochambeau à Bab El Oued s'apprêtait à réceptionner les enfants des quartiers environnants. Une rentrée scolaire qui s'annonçait plus laborieuse que l’année précédente dans une ville d'Alger bouleversée par la seconde guerre mondiale.
Richard Atlan, Pierre Abergel et Norbert Bensimon, les trois amis du square Guillemin attendaient, avec la décontraction naturelle qui sied aux habitués, l’ouverture des portes de l’école primaire des garçons. Comme chaque année, assis sur le muret surélevé des vins Jules Ricôme, ils s’amusaient des jérémiades des bambins de la maternelle tout en jaugeant, d’un œil qui se voulait averti, les attroupements des filles toutes excitées de se retrouver après trois mois de vacances scolaires.
--Chof, celle là ! C’est une nouvelle !
--C’est pas la seule, j’ai repéré deux ou trois canus à tomber à la renverse !
--Purée, tu parles bien avec la bouche, hein !
Les trois amis adoraient se la jouer. Les tombeurs de filles, c’étaient eux et personne d’autre. Amoureux du grand écran, ils se faisaient un cinéma que n’aurait pas désavoué Cécil B. De Mille. La cloche de l’école retentit et aussitôt, tel un essaim d’abeilles, les enfants se répandirent dans les différents préaux des trois écoles Rochambeau où les instituteurs et institutrices de service tentaient de canaliser les plus turbulents. Dans la cour de la primaire des garçons, les élèves cherchèrent du regard monsieur Ayache, leur nouveau maitre du cours moyen deuxième année qui les accompagnerait tout au long de l’année. Mais en maitre consciencieux, l’instituteur dont la bonne réputation l’avait précédée auprès des parents comme auprès des élèves, était en train de mettre la dernière main à sa classe. Sur le tableau, il avait écrit dans un style incurvé du plus bel effet la date du jour de rentrée ainsi qu’un mot de bienvenue dédié à ceux qu’il considérait déjà comme ses enfants. Car cet homme, tour à tour paternel, savant ou désespéré devant ses élèves, avait un défaut rédhibitoire pour un maitre d’école : c’était un coléreux. Mais comme il s’interdisait de corriger ses élèves, il avait adopté la méthode de la règle rangée dans un placard tout au fond de la classe fermé par un cadenas. Lorsqu’un garçon l’énervait de trop, il se ruait sur son pardessus accroché à la patère de la classe ; d’un geste mal contrôlé, il fouillait dans sa poche, en sortait la clef qu’il avait un mal fou à introduire dans la serrure du cadenas. Puis il ouvrait le placard, prenait sa grosse règle et la brandissant sous le nez du coupable, il disait invariablement : « tu as de la chance que je me suis calmé ! » et faisant le chemin à l’envers, rangeait sa règle dans le placard, refermait le cadenas et replaçait la clef dans son pardessus jusqu'à la prochaine colère. Cette anecdote résumait parfaitement celui que les élèves appelaient affectueusement Papa Ayache depuis sa nomination à l'école primaire de la rue Rochambeau à Bab El Oued.
-- Pour ceux qui ne me connaissent pas encore, je m’appelle Isidore Ayache et je serais votre instituteur tout au long de cette année. Une année troublée et difficile s’il en est mais ce que j’attends de vous, c’est que vous laissiez les soucis de la guerre à l’entrée de l’école. Les adultes sont bien assez grands pour s’en occuper.
Il s’installa à son bureau puis, après avoir jeté un regard circulaire à son auditoire, il poursuivit.
--A présent, je vais vous appeler par ordre alphabétique. Quand vous entendrez votre nom, vous vous lèverez sans un mot afin que je mette un nom sur votre visage. Et j'ai dit sans un mot!
La longue énumération débuta par les noms d’Agullo, Alberola, Atlan, Attia, et se termina par ceux de Vuolo, Yvorra, Zenouda et Zerath. Toute la matinée fut l’objet d’un discours de l’instituteur sur la nécessité d’une scolarité appliquée qui entrainerait à coup sûr la satisfaction des parents en ces temps tourmentés.
--Je vous donne une liste de fournitures à acheter sans savoir si vous parviendrez à les trouver. Dites à vos mères de faire pour le mieux et on s’arrangera avec ce qu’on aura dans la classe. Et j'espère que personne ne refusera de prêter son porte-plume ou sa gomme, hein?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire