mercredi 9 décembre 2015

Extrait de MARIE TOI DANS TA RUE MON FILS de Hubert Zakine

 
La tête bouillonnante des images de la Bar-Misvah, de ses amis pour un instant revisités et de la nostalgie engendrée par ces retrouvailles, Richard combattit le sommeil une grande partie de la nuit dans ce train qui le ramenait vers les siens, vers sa belle, vers sa Méditerranée mais l’éloignait encore et toujours de cette amitié d’enfance désarticulée par l’exode.
Il en aurait des souvenirs à raconter à sa mère qui ne manquerait pas de fouiller dans les méandres de sa mémoire afin de comparer les Bar-Misvah de là-bas et d’ici « où rien c’est comme avant! ». Le moindre détail serait à coup sur analysé pour vivre par procuration la fête du petit Abergel que « c’est pas possible qu’ ce petit bout d’zan, déjà, il a 13 ans! »
Et puis, il parlerait de Madame Touitou la voisine de palier d’Alger « qu’elle s’était presque trouvée mal quand elle avait revu ce petit chitane de Richard ». Et puis, et puis…………
Il se tairait sur le sentiment de malaise ressenti à chaque instant de cette journée. De son impression d’être seul au monde au milieu de la fête, des chants et des you-you, de la vision imaginée, projetée dans l’espace et le temps, de sa mamma juive privée par l’éventuel mariage avec Carmen, de la joie commune à toutes les grands-mères juives assistant, la larme à l’œil, à l’entrée du petit-fils dans le monde des adultes par Bar-Misvah interposée. Il n’évoquerait sûrement pas l’émotion qui lui sécha la gorge et lui mouilla les yeux. Emotion qui l’avait surpris quand le jeune Michaël monta à la « théba » les épaules recouvertes du « teleth » étrenné pour la circonstance. Ni la révélation de cette culpabilité envahissante qui l’étreignit devant le bonheur de la famille Abergel. Un bonheur tout simple pour ceux de sa race qui se marient au soleil de leur quartier. Qui écoutent les voix du passé et se plient aux convenances. Qui n’ont pas été touchés par la grâce d’un amour étonné d’avoir caressé les joues de deux enfants sans se préoccuper de leur carte d’identité. Qui ont mis toutes les chances de leur côté en fréquentant assidûment les recoins de la synagogue vibrante de fastueux mariages, d’émouvantes Bar-Misvah, d’heureuses milah, de shabbats recueillis et de douloureuses asguères. Qui désiraient avant toute autre considération perpétuer le nom et la race. Contrairement à lui.
Lui qui aimait tant la religion de ses pères même s’il lui arrivait de ne pas respecter à la lettre la loi écrite. Lui qui revoyait les images d’autrefois à la synagogue Samuel Lebar de son Bab El Oued natal, lors de sa Bar Misvah et de celles de ses amis, de ses voisins, de ses copains. Lui qui par son entêtement briserait la chaîne invisible, le cordon ombilical qui reliait sa famille au peuple que certains prétendent élu.
Un monde disparu s’écrivait sous la plume de l’impalpable nostalgie qu’il entretenait sans même le savoir, sans même le vouloir. Il lui arrivait d’entendre les voix d’hier parler à sa raison, à son cœur et à son âme. Il écoutait, attentif, les murs des maisons abandonnées, les fleurs fanées des jardins désertés, les anisettes cristallines sur des comptoirs orphelins, le meuglement des tramways désarmés, le silence des heures arrêtées aux Trois-Horloges de son quartier. Et par-dessus tout, les leçons de ses maîtres laïques et religieux, entrées dans son cœur ouvert aux quatre vents, qui lui parlaient d’instruction civique et de responsabilité, d’appartenance et d’égalité, d’holocauste et de fraternité, de France éternelle et de terre promise. Mille certitudes façonnées par le temps l’avaient cerné, encerclé, parfois désarçonné, souvent conforté avant la cruelle désillusion des promesses non tenues et de la tragique conséquence du départ. Alors, du haut de ses douze printemps, face à la mer qui avalait sa ville natale et ses souvenirs, il avait compris que rien n’était jamais acquis, que la vérité du jour pouvait se travestir en mensonge du lendemain et que tous les coups étaient permis.
Mais il ne se reconnaissait pas dans ces nouvelles certitudes et si le temps s’était chargé de panser ses blessures d’exil, il gardait de ces jours humides, la meurtrissure des candides qui croient à la beauté des hommes et des mots.
Pourtant, il ne reniait nullement la majesté des couchers de soleil de Pointe-Pescade, la simplicité des gens de Bab El Oued ni l’armée des ombres qui hantaient encore le dernier vestige de la présence française en ce pays, cimetière de Saint-Eugène aux sentinelles de pierre dont les entrailles regorgeaient d’histoires simples, émouvantes, vraies.
Histoires des humbles gens qui ensemencèrent sa terre natale pour offrir une vie meilleure à leur descendance. Histoires reniées, dénigrées, froissées après avoir servi, effacées des mémoires avant d’être brûlées, travesties aux yeux du souvenir.
Sa naissance lui avait légué trois identités, trois passeports, trois bonheurs. Français, juif et pied noir. Trilogie magnifique que le vent de l’Histoire endeuilla, désarticula, brisa. Les trois couleurs du drapeau se délavèrent et tamisèrent la fierté. Richard en avait trop souffert pour ne pas mesurer les conséquences d’un nouveau reniement, fut-il dicté par l’amour de sa belle. Epouser Carmen entraînerait trop de sacrifices et de renoncements à des principes de vie établis depuis des millénaires.
Richard revenait à Cannes avec d’autres certitudes, d’autres contradictions, d’autres alibis. La route parsemée d’étoiles se dérobait sous ses pas et même si elle ne menait encore nulle part, elle semblait à présent rectiligne. Ses enfants seront juifs! Quoiqu’il advienne!
Il lui parlerait aussi de ses frères d’amitié qui tenaient absolument à la participation de leur ami de toujours au voyage initiatique au pays des ancêtres qu’ils projetaient d’effectuer au mois de Mai. Aucun examen ne venant clore l’année scolaire, il supplierait sa mère de taire son angoisse afin que son fils réalise le rêve de tous les juifs de la planète: « l’an prochain à Jérusalem »
 

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