mercredi 23 décembre 2015

Extrait de "LE COIFFEUR DE BAB EL OUED" qui est terminé grâce à dieu et aussi un p'tit chouïa grâce à moi

Tonton Léon, il arrive ! Toujours tiré à quatre épingles, la classe, quoi ! Le salon y sent bon. En son honneur, j’ai aspergé l’air ambiant d’eau de Cologne. Toujours de bonne humeur, il s’inquiète de la marche du salon. Je le rassure. Il sait ce que c’est de se lancer dans une aventure commerciale. Il avait dix-huit ans lorsqu’il a suivi son frère ainé dans l’entreprise de la rue Delacroix. Deux tailleurs dans la famille, puis maitres-tailleurs avant d’émigrer rue Valentin dans les beaux quartiers.
Ça y est, il regarde les photos de football. Ça lui rappelle sa jeunesse avec Stepanoff, Aboulker, Schneider, De Villeneuve et tous les champions d’Afrique du nord en 1950. Une belle époque qu’il me raconte en long, en large et en travers, qu’il m’avait déjà racontée de nombreuses fois, d’ailleurs, mais son talent de conteur plaît tant à Yvon qu’il se sent obligé de donner mille détails. Je lui coupe les cheveux en m’appliquant un maximum pour que son épouse -ma tante- elle trouve pas que c’est trop long, trop court, pas assez dégagé sur les côtés, enfin surtout pour qu’elle trouve pas matière à critiquer l’artiste.
Je lui passe la balayette sur le cou pour retirer les derniers cheveux, j’envoie un nuage d’eau de Cologne autour de lui en pressant la poire et je fais un clin d’œil à Yvon qui lui tend son veston.
--Je vais passer voir manman avant de monter en ville.
Et il ose vouloir me payer.
--Tonton, tu rigoles, j’espère!
Il comprend qu’il y aura pas moyen de moyenner,
Alors, bon prince, il arrose Yvon de pourboire. Je le raccompagne dehors, je l’embrasse et je le regarde s’éloigner avec cette élégance naturelle qu’il dégage. La classe personnifiée comme elles disent ses sœurs. Il disparait de ma vue en descendant les escaliers de la rue Koechlin.
Je suis rassuré, tata Félice est avec ma mère, je peux me consacrer à mon passe-temps favori : m’assoir devant la Grande Brasserie et regarder mon quartier aller et venir. Le matin, les écoliers animent les rues de leur tohu-bohu. On dirait une nuée de moineaux qui se dirigent dans toutes les directions au carrefour des écoles Rochambeau, Condorcet, Lazerges et Guillemin.
Puis quand sonnent neuf heures, c’est les hommes qui s’emparent du pavé, des cafés et des commerces. Alors débute le ballet des ménagères sur les balcons. Purée, elles lavent, elles nettoient, elles astiquent, elles aèrent, elles balaient, tout en discutant avec les voisines. On dirait que leur appartement c’est le palais des mille et une nuits. Puis, c’est les bras chargés que les femmes reviennent du marché pour préparer le repas des petits morfals qui rentrent, affamés, de l’école.
Le matin, certains y lisent le journal, moi, je préfère lire ma rue. Le docteur Zaffran y commence sa tournée, Patou et Georgeot, deux jumeaux qui ont oublié de se ressembler, se disputent en allant au Collège, Mademoiselle Antonetti, sûre de ses charmes, elle joue au chat et à la souris avec la gent masculine qui la guette du coin de l’œil, Maurice le boucher y fait des mamours à sa femme qui déteste se montrer en spectacle, les miroitiers Borras et Sampol donnent leurs derniers conseils aux livreurs et……et……l’avenue respire le travail bien fait et la nonchalance organisée. Et moi, je mate, je surveille, j’épie, je contemple, je souris de voir mon quartier vivre à plein régime.
J’en apprends plus en regardant le peuple de Bab El Oued qu’en lisant les journaux du monde entier. Et, puis, la vérité, qué, je m’en fous du monde entier. Ici, c’est chez moi ! Les passants sont des gens de chez moi, les filles sont plus belles que les filles d’Amérique ou de Paris, alors pourquoi chercher ailleurs ce que je trouve chez moi, hein ? Les bruits me sont familiers, on s’interpelle sans façon histoire de se faire entendre, on chahute pour montrer qu’on existe. Et si un ami, une connaissance, un camarade ou un client ne donne pas de ses nouvelles, je préviens pas Interpol, mais presque ! Pour rien au monde, j’habiterais ailleurs que dans mon faubourg et loin de la rue qui m’a vu naitre. Qu’est-ce que je vais me perdre là où le bon dieu il a perdu ses savates. Aouah, j’ai besoin de mon oxygène et mon oxygène, c’est Alger, c’est Bab El Oued. Là où mes parents m’ont conçu, là où ils se sont aimés et là où, je l’espère, je perpétuerais ma descendance et celle de la fille qui voudra bien de moi. Et pour la fille, j’ai une petite idée derrière la tête, matrafche ! Edith, chaque fois que ma pensée rencontre le visage de celle que je considère comme ma promise, j’en peux plus. Y a pas, y faut que je la vois ce soir en vidant les ordures. Même si c’est pas l’endroit le plus adéquat pour une déclaration d’amour, je peux pas attendre la saint glin-glin pour me déclarer. Je l’aime et je suis certain, qu’elle est la moitié que le ciel m’envoie. Si un autre que moi, y me faisait le coup de l’amoureux transi, je me bidonnerais. Je tenterai de lui remettre les idées en place.
--Tu l’as connais depuis dix jours, tu lui as parlé trois fois et zarmah, tu sais qu’elle est ton avenir ! O babao, tu parles comme un puceau !
Je travaille l’esprit ailleurs. Heureusement que ma tante surveille ma douce ou sinon, je rendrais fartasse tout Bab El Oued. La matinée, elle est calme. Je me pointe à la Grande Brasserie. Je trouve Munoz qui secoue le flipper comme un prunier en faisant gaffe de pas faire tilt. Tohama elle chante la petite Marie sur le jukebox et au fond de la salle, les joueurs de belote y jouent au pognon dans un silence de mort.

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