mercredi 11 novembre 2015

Extrait de MA MERE JUIVE D'ALGERIE de Hubert Zakine.


En trois mois de travail méticuleux, tu étais devenue la "championne du monde et des alentours " des retoucheuses, à la grande satisfaction des frères MESGUISH. Payée chaque semaine en liquide, tu ressentis, alors, une drôle d'impression en achetant comptant chez notre épicière, sans utiliser le carnet de crédit ouvert à notre intention par cette bonne fée du quartier. Et la satisfaction de voir enfin le bout du tunnel. Plus jamais, tu ne verrais le préposé de l'E.G.A. couper l'électricité ou le gaz, nous replongeant dans la douce intimité de soirées passées aux balcons à la lueur des bougies ou d'un repas mijoté sur le vieux kanoun, ressorti pour la circonstance, qui dégageait une délicieuse odeur de grillé.
Senteurs et impressions d'autrefois, je vous respire encore aujourd'hui, captées par l'indomptable abnégation d'un enfant déraciné. Telle ton odeur de poudre de riz qui volait dans l'appartement après avoir coloré tes joues, ma mère juive d'ALGERIE.
Tout me ramène à toi et tout me ramène à ma terre natale.
Vous êtes une et indivisible. Heureux, les simples d'esprit qui s'éloignent du pays des aïeux de leur propre volonté pour chercher un ailleurs illusoire. Pauvres ignorants qui avez hâte de courir le monde pour voir si l'herbe est plus verte ou la mer plus bleue, qui partez à la découverte des sept merveilles du monde, sans savoir que rien n'est plus beau que la terre, le ciel, le pays, la ville, le quartier, la rue, la maison qui vous ont vu naître, où vous avez ouvert les yeux.
A la fin de chaque récit d'une parcelle de ta gloire, ma mère juive d'ALGERIE, s'ancrait en moi l'absolue fierté de mon identité. Car elle était aussi la tienne, celle de mon père, de mes frères et de mes ancêtres. Je la porte en sautoir autour de mon cou, dans mon coeur, ma tête et le moindre de mes gestes. Elle s'est collée à moi comme une deuxième peau dès ma naissance et si elle m'a valu mille et un tourments, elle reste mon passeport invisible que mon accent prolonge à chacun de mes propos.
Je garde la mémoire vivace de mes années de prime enfance et de fin d'adolescence. Aussi, nos après midi nostalgie, cadencées par tes souvenirs à une voix, se reflétaient dans l'eau claire de mes propres réminiscences.
Témoins d'un passé merveilleux qui endimanchent de nostalgérie la solitude et patinent de bonheur le regret des jours enfuis!
L' ALGERIE était terre de football et les rues, les jardins, les places se maquillaient en stades pour "taper le match du siècle".
Une entente tacite avec les adultes, les policiers et les gardiens du square nous permettaient de nous adonner à ce sport sans trop d'embarras.
Hors, un matin, alors que se disputait le énième "match du siècle", un agent plus zélé que les autres ou peu au courant des pratiques en usage à Bab El Oued, nous confisqua la petite balle de caoutchouc qui nous servait de ballon. Discussions, palabres, incompréhension et me voilà convoqué au tribunal pour enfants.
Comme toutes les mamans d'Afrique du Nord, tu avais adopté l'inquiétude. Aussi, la semaine précédant la date fatidique fut l'une des plus pénibles de ton existence de mère juive d'ALGERIE.
A l'évocation de ce souvenir qui te bouleversa, tu me remis en mémoire le conseil de famille qui s'ensuivit et me valut un séjour forcé à la garderie municipale du quartier Nelson, les jours de vacances scolaires.
Pourtant l'affaire du tribunal se termina de la meilleure façon avec l'unique sentence de...............signer dans un club de football afin de jouer dans un stade et non dans la rue. Condamnation pour la forme car cette terre d'Afrique du Nord respirait le football comme peu de pays au monde et le virus était inoculé à l'enfant par son propre père.
Mais, ma mère juive d'ALGERIE, tu portais en toi des millénaires d'angoisse, d'inquiétude, d'anxiété et de douleurs saupoudrées d'une peur maladive du "qu'en dira t-on", image omniprésente sur cette terre de méditerranée.
Je fis contre mauvaise fortune bon coeur mais ton sixième sens anticipa toutes les bêtises que je m'apprêtais à perpétrer pour me voir renvoyer de la garderie municipale. Tu me fis promettre la lune puis lâchas ton petit cheval fou de fils dans les grands espaces de l'enfance.
Sans nous en rendre compte, nous amplifions, parfois, par une insouciance folle, le tourment qui t'habitait. Nous étions ta seule richesse, ta raison de vivre et l'épicentre de ton combat. Notre jeunesse turbulente, s’employait à puiser à la source de l'amitié des rues la sève de nos souvenirs futurs, prenant des risques insensés pour assouvir son besoin d'avaler le temps de l'enfance, cette tranche de vie, ce pain béni si regretté des adultes.
Nous dévalions les rues à tombeaux ouverts, à plat ventre sur des carrioles fabriquées de toutes pièces par nos mains malhabiles, sans nous soucier des automobiles qui arrivaient en sens inverse. Nous escaladions la carrière Jaubert à mains nues au risque de nous tordre le cou ou bien nous prenions une mer hivernale sur des pastéras, barques de fortune à fond plat, pour chevaucher les grands accents circonflexes d'une méditerranée en furie. Plus tard, en tricotant avec une infinie tendresse les burnous de laine qui habilleront tes petits enfants adorés, tu me dévoilas, ce que nous savions déjà, combien furent lourdes à porter les absences de tes fils, alors que la violence des hommes se déplaçait vers les villes, et particulièrement vers la capitale.


 

 A vrai dire, les recommandations que ton angoisse de mère juive d'ALGERIE développait exagérément, nous les oubliions sitôt la porte franchie en reflétant notre inconscience naturelle dans le miroir de l'insouciance générale et du fatalisme oriental des gens de ce pays.
Nous ne savions pas, alors, que tu avais fait ton deuil d'un des principes de vie de la population judéo-arabe. Ebranlée par les agressions, les privations et l'avenir incertain, tu avais balayé l'idée d'une destinée tracée à la naissance selon laquelle "tout était écrit à l'avance", qu'il fallait suivre sa route sans s'arrêter et accepter les blessures de l'existence pour mieux goûter les joies futures.
Je reçus cette confidence un après-midi d'automne, à l'heure où la nature se pare d'ocre et de pourpre pour les peintres du dimanche. Nous nous étions longuement promené, silencieux, sous un vent doux venu de la mer, croisant quelques retraités parisiens profitant de l'été indien varois.
Alors, tu évoquas la destinée qui t'avait conduite, toi la petite fille de la casbah judéo-arabe, sur l'autre trottoir de la méditerranée.
--"Si quelqu'un m'avait dit que je finirais ma vie ailleurs qu'à ALGER, si loin de "mon chez moi" et de ma famille, je l'aurais traité de fou et je l'aurais envoyé chez ROUBI!"
"La destinée, elle a bon dos!" ajoutas-tu en précisant que les renoncements furent toujours douloureux car tu traînais derrière toi, des millénaires de contradictions et de certitudes, d'amour et de haine, de religion et de culture. Tu n'avais jamais renié les préceptes enseignés sur les bancs de l'école, et plus encore, par ton entourage judéo-arabe. Tu restais fille de MOÏSE et parente de MAHOMET. VERCINGETORIX t'avait adoptée; "nos ancêtres les Gaulois" t'avaient courtisée mais tes aïeux portaient cheveux noirs, kippas et regards andalous.
L'école de Jules FERRY t'avait appris la langue française mais c'est ta casbah et ton Bab El Oued qui t'affublèrent de cet accent issu des jardins d'Arabie, de Naples et de Tolède, parfumé de kemoun et d'anisette, auréolé ton passeport d 'une main de Fatmah.
Les ruelles étroites et tortueuses de ta jeunesse, frangées d'ombres et transpercées de lumières salvatrices, coulaient dans tes veines comme un ruisseau qui charrie plusieurs eaux issues de sources différentes.
Tu étais judéo-espagnole par ta naissance, judéo-arabe par ton enfance, judéo-française par la conquête. L'exode te déposa sur l'autre rive, mi-arabe, mi-juive, mi-pied noire, mi-française. Déracinée, dépouillée de tes quatre identités, ma mère juive d'ALGERIE, tu te réfugiais dans le paradis bleu de ton passé, lorsque la nostalgie suppliait le retour aux sources. Lorsque l'anonymat ne figurait pas sur ta boite aux lettres et que ton absence provoquait l'émoi de ton voisinage. Lorsque l'improviste
s' invitait à ta table sans chi-chi et que le quartier tout entier faisait partie de ta famille. Lorsque l'évocation de ton nom et de ton prénom révélait aux autres tes origines et ton visage, tes parents et tes enfants, ton adresse et la couleur de tes yeux.
Dans un soupir emprunté à la légendaire patience des femmes orientales, tu regrettais souvent ce temps algérois " où tu étais vivante, pour toi et pour les autres, à cent mille lieues de l'effrayante indifférence de ton nouveau paysage, de ton nouveau voisinage!"
-- "Si on peut appeler çà un voisinage! Avec ces gens qui te disent même pas bonjour quand tu les croises dans les escaliers! Mais, où ils ont été élevés, où? " tempêtais-tu après ces français "qui z'avaient, tous, une figure d'enterrement"
Et les comparaisons fusaient avec "ton chez toi" et "ton voisinage" attentif aux problèmes des uns et aux satisfactions des autres. Défilaient, alors, tous les visages qui avaient ensoleillé ton univers de la rue Koechlin. Madame DBJAI, quittée par son mari mais qui se prétendait veuve, madame ALIZARD que tu surnommais madame Zarbala car elle allait faire son marché, habillée comme une princesse, madame GARREAU, mandataire du propriétaire de l'immeuble, surnommée le "commandant" tant elle faisait régner l'ordre et la propreté dans la maison, madame LAYANI, trop belle pour rester fidèle à son mari, selon les mauvaises langues du quartier, madame LEVY, belle-soeur du champion d'Europe de boxe, Albert YVEL, qui berçait ses enfants en leur chantant des chansons de Luis Mariano, monsieur MALEVAL, pied noir d'adoption, peintre belge débarqué en 1938 à ALGER, qui remercia la ville blanche en lui dédicaçant mille et un tableaux de fort belle facture, monsieur BENSIMON, aveugle à la suite d'une maladie, qui connaissait ALGER mieux que personne et la parcourait de long en large sans l'aide de quiconque.
Ma mère aima ce voisinage comme sa propre famille.

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