lundi 26 octobre 2015

EXTRAIT................



26 Juin 1962 – 9 heures 30
 
La traversée commence dans la souffrance du déracinement. Chacun s’enferme dans sa solitude. Je m’enfonce dans la lecture d’un roman au titre incertain qui évoque  le désert de Gobi. Des aventuriers s’affrontaient dans une course effrénée, attirés par le trésor d’une civilisation perdue. Je lis, m’évertuant à canaliser les mots qui tentent de violer mon esprit dispersé. L‘inéluctabilité de mon destin et les questions restées sans réponse sur la terre natale, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la politique et ses reniements, l’incrédulité de mes compatriotes français d’Algérie.
Je m’enlise dans un désert de perplexité. Je m’interroge sur les civilisations disparues et déjà m’inquiète sur le devenir de la communauté pied noir. Sans l’environnement visuel, physique et affectif du pays natal, n’allait-elle pas se désagréger, emportée par le vent qui enfante les tempêtes ?
Evoquer les amitiés. Espérer les retrouvailles. Imaginer l’avenir. Penser pour ne pas sombrer. « Demain sera un autre jour » répétait souvent mon grand-père, idole de mon enfance et de mon adolescence. A ce moment, je  fouille dans la poche révolver de mon  blue jean’s . J’en sors le vieux portefeuille marron hérité, vieille relique qui parle à mon cœur et raconte la vie de l’ancien. Un portrait du vieil homme aux cheveux blanc lissés en fut extrait. La fierté du visage, l’autorité du regard, la douceur du contour, les traits durcis par le contraste de la photo signée Pétrusa, célèbre photographe de Bab El Oued me plongent dans un torrent de souvenirs. Comme j’aurais aimé vivre à cette époque où la fierté de la France rejaillissait sur chaque parcelle  de territoire et sur chaque français d’Algérie, comme j’aurais aimé vivre ce temps là où la sueur des hommes transpirait le respect du travail bien fait pour le bonheur  des enfants, oui, j’aurais aimé respirer l’air de ces hommes-là dont le visage buriné porte témoignage d’une vie laborieuse entièrement vouée à sa famille.
Assis à même le sol, isolé de la malheureuse multitude qui accompagne son naufrage, je vois défiler la morne litanie des visages de mon enfance. Subitement interrompue pour raison d’état, la mélodie du bonheur se fracasse contre les digues  de la déraison. Mon regard démissionne de l'Algérie. Mes yeux refusent de regarder vers le sud.
L’Algérie, c’est le sud. Mon sud. Le pays natal. Des mots, tout çà ! Des mots qui étourdissent et qui font mal.  Alors, ne plus voir, ne plus penser, ne plus se souvenir ! La nostalgie, un mot dont je  ne sens pas encore la brulure, dont j’ignore la trajectoire, que j’écrivais sous la dictée d’un maître d’école mais qui ne m’avait jamais été présentée. Est-ce une amie au doux regard ou une traîtresse à la langue fourchue ? A l’aube de ma vie, le sol se dérobe sous mes pas. Que retenir de mes seize années passées sous le soleil de mon pays perdu. Oui, mon pays car jamais plus, je  ne pourrais  revendiquer une appartenance à d’autres paysages, à d’autres lumières, à d’autres amitiés. J’ai l’étrange sensation de n’être plus français. La France  a renié mon Algérie. Comme un membre amputé, ma terre natale me fait mal. Alger me manque déjà atrocement. Et l’amère patrie qui s’est détournée de ses enfants d’outre-méditerranée ne ressemble en rien à cette France grande, belle et généreuse que lui présenta l’école de Jules Ferry. Je sais que je ne serais plus qu’un français non pratiquant, un français de pacotille, un juif errant dans ce pays magnifié par le patriotisme français d’Algérie.
Abandonné des oiseaux marins, le « Ville d’Oran » s’enfonce dans le  silence du malheur. Certains pleurent dignement comme ce vieil homme à la crinière blanche qui se penche vers moi et murmure sans me regarder c’est une vie entière que je laisse derrière moi !  Et continue comme s’il converse avec lui-même« vous les jeunes, vous aurez toute une vie pour oublier ! Il a raison et tort à la fois. Nous, les jeunes, n’avons été riches du bonheur de vivre en Algérie bien moins longtemps que  les vieux qui ont connu cette fortune.
A la réflexion, n’aurais-je pas été plus heureux de quitter ma terre natale à un âge avancé ? Sans doute car j’aurais eu la chance de passer ma vie à l’ombre des palmiers de ma jeunesse et ma vieillesse à égrener le chapelet de mes souvenirs algérois. Et qui peut dire si la nostalgie de la terre natale et des amitiés égarées ne fera pas partie intégrante de l’avenir ? Qui pourrait le dire mais, dans mon for intérieur, je sais trop bien que ce sentiment de déraciné marchera toujours à mes côtés. Il suffira d’un bout de soubressade, d’une tramousse ou d’un visage réapparu pour enfoncer le clou dans ma poitrine et me rappeler l’Absence. Oui, la nostalgie s’insinue en moi alors que les odeurs et les images ne se sont pas encore dissipées. La mémoire est offerte à l’exilé afin qu’il se souvienne. Afin qu’il souffre !
 
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