Comme toutes les veuves de la
planète, il te fallut faire fi de ton chagrin endeuillé pour remonter l'horloge
de ta vie qui s'arrêta un après-midi de décembre 1947. A grands coups de
courage, tu te mis en quête d'une place de vendeuse, métier jadis délaissé pour
le rôle d'épouse et de mère juive d'ALGERIE.
Tu me montrais souvent cette belle
image noir et blanc dans laquelle t'avait emprisonnée et immortalisée le
photographe de la rue Bab Azoun.
Accoudée au comptoir principal de la
boutique "Bambi", les mains croisées et le regard absent, tu étais,
alors, jeune, belle, veuve.
A cette époque, trouver un emploi de
vendeuse ne posait guère de problème.
Situé sous les arcades
rafraîchissantes de la rue Bab Azoun qui conservait ce parfum si subtil
d'autrefois, mélange d'épices orientales et de relents d'une époque révolue,
lorsque ton grand-père maternel, fier comme Artaban, portant gibus, pantalon de
coutil et faux-col, promenait ses chers petits enfants, le magasin "Bambi"
avait conservé le charme désuet de la fin du XIXéme siècle.
Tu répétais souvent que tu t'y
sentais bien, à l'abri de ce cocon protégé, de surcroît, par les jolies arcades
de cette artère très commerçante où tout le monde se connaissait et utilisait,
plus volontiers, la langue de MOÏSE ou MAHOMET que celle de MOLIERE. Véritable
fourmilière où se côtoyaient mille et un petits métiers de l'artisanat local du
temps de la conquête, l'ex-souk Bab Azoun s'était embourgeoisé de commerces
luxueux supplantant, peu à peu, les échoppes des temps héroïques.
C'est au milieu de cette
micro-société, à l'orée de la casbah de ta jeunesse, que tu réappris à vivre,
ma mère juive d'ALGERIE.
C'était l'époque où les valeurs
morales définies encourageaient la solidarité envers les veuves et les
orphelins mais, si la sollicitude était souvent synonyme de pure charité
désintéressée, tu agitais aux yeux de ton entourage ta fierté de devoir
"t'en sortir toute seule."
Je te questionnais souvent sur ces
tranches de vie et de deuil qui glissèrent sur mes années maternelles avant
qu'un camarade de classe ne m'apprit que j'étais orphelin de père. Tu fouillais
alors dans ton grenier aux souvenirs et me portais à bout de bras vers mes
années brouillard.
Prosper HALIMI, apiéceur chez mon
oncle, tailleur avenue Malakoff, qui venait me chercher à la sortie de la
maternelle de la rue Rochambeau. Cet apprenti qui n'aimait pas son prénom se
fera appeler, quelques années plus tard, Alphonse et répandra la terreur sur
tous les rings d'Afrique du Nord, de métropole, avant de conquérir les titres
de champion d'Europe puis, pour apothéose, celui de champion du monde.
Madame DAHAN, directrice de la
maternelle qui me considérait comme l'enfant le plus turbulent de ma
génération, champion du monde en quelque sorte!
Et ces dimanches familiaux passés
rue Marengo, dans l'appartement de ma tante Lisette qui, sans être l'aînée des
filles, remplit toujours le rôle de la mère auprès de sa famille, l'invitant à
sa table pour chaque fête religieuse. Je me souviens de mes années adolescentes
au milieu de cette harmonie familiale, dans cet appartement des parents repris
par ma tante où naquirent ma mère, ses frères et ses soeurs. Musée d'amour
d'autrefois revisité à chaque occasion.
Je ne gardais de mon père qu'un
vague brouillard en forme de souvenir. Au point d'engager une lutte intestine
entre le savoir et la raison, la vérité et l'illusion, le rêve et la réalité.
Pourtant, je revoyais toujours cette image du bonheur, courant dans le couloir
pour accueillir mon père qui me prenait dans ses bras, ma tête reposant sur son
épaule. Et son manteau aux multiples petits chevrons gris et noirs qui me
piquait la joue.
La certitude de ce souvenir unique
parce que merveilleux et merveilleux parce qu'unique, tu me l'apportas sur un
plateau d'argent en me confirmant l'existence de ce manteau aux chevrons gris
et noirs.
Cette image fugitive, je l'ai sortie
de la naphtaline pour l'enfermer dans le livre d'or de ma mémoire. Comme un
trésor inestimable, secret et merveilleux que nul, jamais, ne pourra
m'arracher.
Lorsque ton besoin de me parler de
mon père devenait trop pressant, nous sortions le projecteur Pathé-Baby et la
lucarne magique remontait le temps saccadé sur l'écran perlé de larmes de
tendresse.
Défilaient alors les images
"noir et blanc" des bagarres de tes trois fils provoquées par notre
metteur en scène préféré, sous ton oeil mi-amusé, mi-inquiet de mère juive
d'ALGERIE. Puis apparaissaient, dans notre petite salle obscure, à l'abri d'une
pénombre nostalgique, l'épisode de quelques images volées du cabanon des jours
heureux aux Horizons Bleus. Famille à l'apogée du bonheur obligée de quitter ce
petit paradis terrestre et maritime, mon frère cadet, Paulo ne supportant pas
le .........changement d'air. La délicieuse petite station balnéaire n'étant
pourtant distante que de dix kilomètres de BAB EL OUED!
Cette parenthèse de mon père est,
hélas, trop brève. Tu comblas son absence, ma mère juive d'ALGERIE par
l'omniprésence de ton amour. Tu fus, tout à la fois, notre mère et notre père
malgré l'écrasante responsabilité qui t'incomba. Mais mes frères et moi, nous
l'avons vérifié tout au long de notre existence : l'amour fait des
miracles.
Il eût pu adoucir les soucis
matériels auxquels tu fus confrontée, ma mère juive d'ALGERIE. Malheureusement,
le destin inexorable étendit son manteau noir avant la signature d'un contrat
d'assurance-vie proposé par une grande compagnie à mon père.
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