jeudi 17 septembre 2015

Extrait de SQUARE GUILLEMIN de Hubert Zakine


La folie, elle s’est emparée de nous. Déjà que la plupart des copains on imite Kopa, Piantoni et Fontaine alors, là, avec des vrais maillots, des bas, des cuissettes et surtout des chaussures de foot avec des barrettes de cuir, on va se prendre pour des champions du monde et des alentours. En quatrième vitesse, on va se faire tirer le portrait chez Petrusa et le lendemain soir, on  fait la queue pour aller signer au RCN et recevoir nos  équipements. Bou, la déception ! On croyait qu’on allait ressembler à des seigneurs total, on a l’allure de nains dans un dessin animé. Les maillots y datent de Mathusalem. Les cuissettes, elles servent à rien  tellement les maillots y sont grands. Quant aux chaussures, elles iraient tout droit au Kassour si elles pouvaient marcher toutes seules. Elles doivent dater du début du siècle, tellement elles sont usées. J’exagère à peine ! En plus, presqu’on se bat pour choisir les plus petites tailles qui font, pour le moins, du 40. Mais à la guerre comme à la guerre, on mettra six paires de chaussettes avant d’enfiler nos chaussures et puis c’est tout ! Ma parole d’honneur, si on gagne un match dans l’année, c’est que vraiment, on est champions du monde, des alentours et même de la planète Mars.

Tout est prétexte à faire du sport. A la plage pour la natation, au jardin pour les matches de foot, dans la rue pour se lancer des défis comme celui de Riquelme qui se prend pour Tarzan et qui tente de sauter d’arbre en arbre. Mais ce babao, il  oublie que les lianes c’est dans la jungle qu’on les trouve, pas au jardin Guillemin. Le poignet, il a pas tenu le choc.

Victor, notre nouvel ami de Marrakech, il a mis en jeu son album Costa de photos de champions français. Mimoun, Kopa, Marcel Cerdan, Louison Bobet en tête, l’album, tout le monde y veut le gagner. Pour cela, y faut remporter une course sur trois tours des rues Rochambeau, Kœchlin, Thuillier et Guillemin. Tous les oualiones du quartier y participent mais, on sait par avance que le vainqueur ce sera   Richard Simon alias  Cyclone. Son surnom, il lui avait été donné après un concours entre les écoles Rochambeau, Sygwalt et Franklin au stade Cerdan un jeudi après midi où il était arrivé premier dans toutes les épreuves de course à pied.

Quand y participait à une course, obligé, y gagnait ! Le concours Costa, les doigts dans le nez, y nous a mis un demi-tour dans la vue. On trouvait  normal que celui qu’on appelle aussi « fend l’air » y gagne ! « Fend l’air » c’est le cheval de Zorro. Y faut tout vous dire alors ! Même pas, vous connaissez vos classiques ! Le cheval de Zorro il avait connu son heure de gloire dans le film à épisodes « Zorro et les sept légionnaires ». Pendant sept semaines, qui c’est qui jouait pas à Zorro ?

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Nicole, elle préfère jouer à Toututil. Des fois, on va derrière le stade de basket d’Algéria Sport près de la piscine d’El Kettani où Curtillet, Gotvallès, Héda Frost et consorts y battront tous les records de France, d’Europe et même du monde. Mais en attendant, le square  Guillemin, il est notre jardin de prédilection avec la fontaine qui désaltère les enfants en jaillissant comme par miracle, le manège qu’on a fini par adopter et les vielles personnes qui préfèrent la quiétude de l’avenue Malakoff afin d’éviter le tcherklala. Mais  des fois, on se contente de parler sagement de tout et de rien comme nos mères, de rire comme des bossus, de se mêler aux copains du quartier, de profiter de tous ces moments magiques qu’on passe ensemble, heureux de vivre dans ce quartier qui se pose aucune question et qui prend le meilleur de chacun d’entre nous.

Les fins d’après midi, elles se ressemblent toutes avec les maris qui rentrent du travail ou du café, la jeunesse fatiguée de répéter le « andar et venir » sur l’avenue de la Bouzaréah qui fait une halte au jardin avant d’entamer le dernier « paséo », l’esplanade qui se vide au moment où le manège y tire son rideau, les vieux qui profitent de la fraîcheur pour entamer des discussions à bâtons rompus qui durent jusqu’à la nuit tombée.

La vie au jardin Guillemin comme sans doute dans tout Bab El Oued,  c’est un paradis pour nous les oualiones. Sans argent certes (ça y est, je recommence à me prendre pour Chateaubriand !)mais tellement riche d’amitié des rues, avec la plage à nos pieds et l’exemple des anciens qui nous apprenaient à nous contenter d’un rien pour être heureux et surtout de pas se prendre au sérieux. Renoncer sans en faire un drame, c’est la plus belle leçon de vie que ma mère elle nous a enseignée. Putain, je deviens philosophe ou quoi ?

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Tous les amis, on habite dans un périmètre de cinquante mètres alors pour se donner rendez vous, c’est facile. On sort au balcon, on se donne un coup de sifflet et l’affaire elle est dans le sac. Capo, il a envie d’aller au Mon Ciné cet après midi. Le Mon Ciné, c’est une des neuf cinémas de Bab El Oued mais cette salle, c’est « notre » cinéma. D’abord, il est à vingt mètres à l’angle des escaliers de la rue Kœchlin et de la rue Rochambeau. Alors, à force de le voir en allant à l’école ou en faisant les commissions chez madame Bazar, l’épicière, le Mon Ciné, il est devenu notre cinéma préféré. Surtout que le patron, Mr Hanoun y programme des films pour la jeunesse du quartier.  Et des jeudis cinématographiques avec des films de cow boys, de corsaires, de cape et d’épée, d’aventures dans des pays lointains, de Tarzan, de Zorro, grâce à Dieu et surtout grâce à Mr Hanoun, c’est pas ce qui manque au Mon Ciné. Mais c’est l’argent qui  manque le plus souvent et la seule chance de se payer une place, c’est le 5/25.
Le 5/25 c’est un jeu qui multiplie par cinq (ou par zéro) la somme misée. Une boîte en carton avec  six chiffres (1 à 6) crayonnés et délimités à la va vite, un yaouled qui fait la mata, la banque qui lance le tchic tchic et si le chiffre misé y sort, on encaisse cinq fois la mise. Mais quand la chance elle nous tourne le dos, on pleure toutes les larmes de notre corps et on a qu’une seule envie, c’est d’aller se jeter au Kassour !
Parfois, la préposée aux places elle laisse entrer au Mon Ciné les enfants du quartier même si on a pas assez d’argent. Mais elle pose une condition : prendre un fauteuil pour deux. Les fauteuils larzeze ! Tout en bois qu’une jeunesse persifleuse au possible, elle prend un malin plaisir à  claquer au moment le plus angoissant du film. Une autre condition imposée, c’est de le dire à personne ou sinon tout Bab El Oued, y va resquiller par deux comme des frères siamois.
Le Mon Ciné, y se trouve rue Rochambeau à côté des écoles. Chaque année, Rochambeau y nous offre une séance de cinéma avant les vacances de Noël. Cette année, elle est restée gravée dans ma mémoire pour trois raisons. La première, c’est l’année de mon certificat d’études que j’ai raté haut la main. (raïben, ma mère qui voyait son fils  docteur ou avocat !)
La deuxième c’est parce que mon maître c’est Monsieur Aïach qu’on appelle papa Aïach pour lui témoigner notre affection et la troisième, c’est qu’au lieu de nous emmener  au Mon Ciné,  on s’est retrouvé au Marignan pour assister au premier film d’Elvis Presley « Loving You ». Le tcherklala, la barouffa, le chahut, le tohu-bohu, le bin’z (enfin tous les mots qui font du bruit !) je vous dis pas ! Vous me croirez si vous voulez mais Capo, à partir de ce jour, y s’est pris pour Elvis Presley. Mais la vérité, avec ses trois cheveux qui se battent en duel, je sais pas comment y fait  pour donner l’impression d’avoir la tonne de cheveux. C’est pas qu’il est fartasse mais  son père,  il a horreur de voir les cheveux lui manger la figure. Le lendemain, il est venu avec la banane! Une toute petite banane mais une banane quand même. Mais pour ressembler à Elvis et faire tenir sa banane, il est obligé de s’asperger  ses cheveux de gomina ou de les badigeonner de Pento. Toutes les cinq minutes, y passe le peigne dans sa coiffure en prenant des poses à la James Dean et bien sur à la Elvis. Lui qui paraissait si intelligent. Yaré Capo !
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