mercredi 30 septembre 2015

extrait de "LE SOUFFLE DU SIROCCO" de Hubert Zakine.

 
Roland, comme à son habitude, s’amusait de l’hilarité générale, se baignant avec délice dans ces tranches de vie algéroises qui renaissaient dans le discours de ses amis. Depuis son exil volontaire à Miami, les lettres lui parlaient du passé mais les voix, les intonations, les gestes, l’accent de l’enfance lui manquaient. A Nice, il emmagasinait le merveilleux du temps présent pour s’enrouler dans les plis du drapeau de l’amitié afin de s’immuniser, plus tard, en Floride, contre le fléau de la nostalgie et de l’absence. Le long chemin de l’exil passe par l’oubli. Il le savait mais seul le cœur décide. Aujourd’hui, auprès de ses amis d’hier, de demain et de toujours, il comprenait après seulement une heure passée en leur compagnie, que l’oubli ne ferait jamais partie de son vocabulaire. Il n’oublierait jamais son pays, ses parents, ses amis.
Victor, contrairement à l’idée que se font certains de l’image du pied noir brun et au regard noir, était blond aux yeux bleus. Il avait rapporté dans ses bagages marocains une nonchalance naturelle qui contrastait avec un regard soucieux qui lui donnait une apparence sévère. Mais dès qu’on l’approchait, sa bonne humeur dissipait toutes les incertitudes.
Il était de là-bas par toutes les fibres de son corps, par sa faconde qu’il déployait seulement auprès des gens qui lui ressemblaient, camouflant jusqu’à son accent lors de sa vie professionnelle et sociale, par ce sentiment d’appartenir à une race venue de n’importe où, qui sut relever ses manches pour bâtir avec d’autres une petite France sur les rives d’Alger. Il avait épousé une fille du Poitou, une patos, catholique de surcroît, au grand désarroi de ses parents qui voyaient leur fils couper le cordon ombilical qui reliait le patronyme de la famille à la religion du peuple élu. Cette entorse faite à l’histoire du judaïsme qui voulait que l’on se marie dans sa rue fut fatale à son père qui s’envola un matin de grise mine et de larmes de pluie. Depuis ce jour, à tort ou à raison, Victor s’emmura dans un silence familial qui détruisit son mariage. Les amis avaient tenté de recoller les morceaux mais la mécanique du couple s’était inexorablement grippée.
Richard demeurait célibataire pour d’autres raisons que celles de Paulo qui tombait amoureux à chaque robe que le vent soulevait. En fait, il ne s’était jamais dédouané d’un souvenir brûlant de sa mémoire à chaque anniversaire du 26 mars 1962. Ce jour-là, sa petite fiancée de Bab El Oued tomba sous les rafales assassines de l’armée française dans une guerre fratricide où seuls les vaincus furent cloués au pilori. Il en avait gardé l’âme et le cœur à tout jamais meurtris et une haine envers les artisans de son malheur, sentiment qu’il préférait taire devant autrui. Seuls ses amis partageaient la confidence.
Un ami, c’est celui qui rit au même moment et pour les mêmes raisons que toi. C’est aussi et surtout celui qui partage tes souvenirs d’enfance. Les autres seront tout au plus, des copains.
Le temps pouvait attendre que les cicatrices de sa blessure se referment avant de proposer un autre sourire, un autre corps, un autre avenir. Il n’était pas pressé car il savait que tous les chemins le ramenaient à Alger et au cimetière marin de Saint-Eugène où était couchée sa belle au bois dormant.
Jacky, toujours prêt à éclater d’un rire tonitruant qui se répercutait de rue en rue quand ce n’était pas de quartier en quartier tant sa voix forte résonnait dans Bab El Oued. Israélien dans l’âme bien qu’authentiquement « pied noir », dénomination qu’il revendiquait, haut et fort, il avait subi l’amputation de sa terre natale comme une petite mort. Israël, autre terre à chérir, possédait assez de pouvoir de séduction pour le guérir de cette maladie inconnue des gens heureux que l’on nomme nostalgie. Avec ses parents, il s’y engouffra avec l’ambition de replanter ses misérables racines arrachées un matin de Juin 1962 et de partager la vie d’un peuple venu de nulle part dont l’errance millénaire terminait sa course folle à Jérusalem. Au moins, là, disait-il, on me donnera les moyens de défendre mon pays avec détermination et fierté. La France que mes maîtres d’école qualifiaient de grande, belle et généreuse n’étant que petite, laide et frileuse devant l’adversité.
*****





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire