La
mère de Paulo habitait un bel immeuble
de la place Masséna. Les cinq garçons s’étaient mis sur leur trente et un par
respect pour leur hôtesse qui les avait connus hauts comme trois pommes. Combien
devait être douloureuse la descente aux enfers de cette maman d’Algérie qui
voyait son « petit » s’éteindre peu à peu sans pouvoir changer le cours
des évènements. Ils s’arrêtèrent chez le fleuriste afin de ne pas arriver les
mains vides.
--Tain, ma mère préférait refuser
les invitations que de se pointer une main devant, une main derrière. Mais, la
vérité, elle n’en faisait pas une maladie ! Rappela Richard qui se souvenait du porte-monnaie
désargenté de sa mère.
Avant
d’activer la sonnette, ils se mirent à la queue leu-leu avec Jacky en paravent
et Roland qui fermait le ban.
--Bonjour mes enfants ! Entrez !
Et alors que rien ne le laissait prévoir, elle se mit à sangloter. Etait-ce
l’émotion qui l’avait envahie en revoyant les amis de son fils ou bien l’image
de l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de Paulo ? Tous l’entourèrent
avec prévenance. Victor réussit à la faire sourire.
--Alors, comment vous trouvez les
chitanes qui vidaient votre frigidaire en faisant les devoirs?
--Surtout qui adoraient votre
tchouktchouka ? Précisa Richard qui déposa deux bises
sonores sur les joues de son hôtesse.
--Cinq, vous êtes magnifiques !
Jura-t-elle en ouvrant la main
devant eux, protégeant ses invités par ce geste millénaire.
Les
larmes au coin des yeux, elle faisait un effort surhumain pour ne pas
s’effondrer. Alors, Jacky l’entoura de son bras et la dirigea au balcon.
--Je sais ce que vous ressentez
mais pour Paulo, nous, ses amis, on ravale nos larmes. Faites du mieux que vous
pourrez pour lui donner ce bonheur qu’il a voulu vous faire en organisant cette
réunion. Il est en présence de ses frères d’amitié et de sa mère chérie. Alors,
même si c’est un effort surhumain, faites-le pour Paulo. Et pour vous. Quelle
plus belle vision que de le voir heureux !
--Je sais, mon fils mais, le voir
rire avec vous, comme quand vous étiez petits, ça me torture en pensant que
demain, il ne sera plus là !
--Je sais, c’est cruel mais chez
nous, on dit que l’Eternel veut l’avoir
près de lui !
La
mère de Paulo prit le visage de Jacky dans un geste empli d’amour pour ce
garçon qu’elle avait vu naitre et l’embrassa sur les joues.
--Merci, mon fils ! Que Dieu
t’écoute et ……t’entende !
Elle
pria Jacky de rejoindre ses amis qui appréhendaient l’attitude de la maitresse
de maison. A voir son sourire, le nuage avait déserté son ciel. Le visage fermé
de Paulo s’apaisa. La journée pouvait vraiment commencer.
Un
menu de gala à la sauce algéroise agrémenté de rire et d’amitié fut proposé à leur fringale.
--Purée, vous nous avez préparé une
tchouktchouka ? Se délecta Victor qui avait les
yeux plus gros que le ventre.
--Attention, vous me vexeriez si
vous ne finissez pas vos assiettes ! Avertit,
en mère de famille orientale, la maman de Paulo.
--Soyez sans crainte ! Avec
les morfals qui sont autour de votre table……
--Et l’odeur qui se dégage de la
cuisine ! Ajouta Richard empêchant Victor de
dire des bêtises.
Paulo
mangeait peu, emmagasinant les images mémorables de cette journée. Sa mère,
comme toutes les mamans d’Algérie, s’escrimait à remplir les assiettes aussitôt
qu’elles étaient vidées.
--Manman, assieds-toi ! Viens
manger avec nous ! Supplia
Paulo approuvé en écho par ses amis.
Avant
de s’assoir, elle ouvrit les fenêtres en grand pour que le timide soleil niçois
participe au déjeuner.
--Hou, il fait ramah aujourd’hui ! Où il est le soleil de
chez nous ?
--Il cognait tellement fort qu’on
pouvait pas se passer du rideau de soleil au risque d’attraper une
insolation! Ajouta Paulo qui revivait le bon temps de sa jeunesse. Peu lui importait
les années niçoises, seules comptaient dans son calendrier du tendre, les
années algéroises. Lorsqu’il était un chitane aux yeux des grandes personnes
alors qu’il n’était qu’un enfant remuant, que l’école le libéra de l’emprise de
sa mère et de sa grand-mère qui se liguaient pour le protéger au-delà du
raisonnable et qu’il s’émancipa au sein
du scoutisme et du judaïsme à l’Alliance pour apprendre le talmud thora, une multitude
de petits souvenirs qui remontèrent à la surface lorsqu’apparut la funeste
maladie. Revivre son enfance, entouré de ses amis qui lui faisaient le suprême cadeau
d’accompagner sa quête d’autrefois était son ultime caprice. Après
le repas, la maman de Paulo abandonna les garçons pour une petite sieste réparatrice.
Ils étaient là, à digérer le barbouche algérois qui avait déserté leur table
depuis la déchirure de l’indépendance. Comme aurait été belle la vie si l’âge
adulte ne les avait pas surpris sur un autre trottoir. Si l’amitié avait pris
ces quartiers d’été en Algérie au lieu de se perdre aux quatre coins de la
terre.
--Si on était restés à Alger, on se
serait mariés avec nos amours d’enfance, on aurait habité pas loin les uns des
autres, on aurait continué à se voir et nos enfants seraient amis. C’est
pêché ! Richard parlait tout seul, les
yeux dans le vague. Victor approuvait en sirotant son café tandis que Paulo
vivait l’instant présent avec délectation. Il savait gré à ses amis de lui
faire oublier, pour un temps, la dame en noir. Il était bien !
Malgré
d’évidents efforts, Roland ne parvenait pas à jouer la comédie contrairement à
Jacky qui plaisantait à tous propos alors qu’il était le plus proche de Paulo.
Dès
leur naissance, ils avaient habité au 10 rue Rochambeau. A l’étage, les portes
ouvertes sur le palier facilitèrent l’amitié des deux familles. A trois mois
d’intervalle, les épouses accouchèrent et, afin de renforcer les liens qui
unissaient les couples, elles allaitèrent de concert Jacky et Paulo. Lorsqu‘une
maman n’avait pas assez de lait, ce fut tout naturellement l’autre maman qui la
suppléa. Ainsi, les deux bébés furent déclarés frères de lait et cette fratrie
les combla de fierté.
Jacky
avait su faire abstraction de sa douleur pour ne penser qu’à son ami et son
désir de revivre une partie de son passé algérois.
Au
moment de quitter l’appartement de la place Massena, la mère de Paulo redevint
une mère juive qui édicta mille
recommandations. Elle embrassa avec tendresse et reconnaissance les amis de son
fils en jetant un verre d’eau par la fenêtre, les invitant par ce geste
millénaire à revenir sur leurs pas tel le ressac sur la grève. La mystique
judéo arabe de la casbah était toujours là !
Ils
trimballèrent leur amitié sur la promenade des Anglais, se souvenant de la
bande de Bab El Oued qui montait en ville pour le simple plaisir de tâter le
pouls de la cité. Ils regardaient la mer et se croyaient là-bas.
--Ma
parole, on se croirait pas à la Madrague ?
Roland
connaissait déjà la réponse mais il posait la question pour donner la main à Paulo
qui adorait cette plage distinguée à l’ouest d’Alger.
--Aouah !
Tu rigoles ! Notre plage, c’était du sable pas des galets et puis, la
Madrague, c’était une station balnéaire, pas une ville encombrée de bagnoles
comme Nice.
Roland
avait réussi son coup. Paulo parlait, vantant sa Madrague comme s’il désirait
convaincre son auditoire en oubliant que
ses amis étaient possédés par la même nostalgie. Une nostalgie d’enfance
qui brûlait ses dernières cartouches car
les réminiscences algéroises se heurteraient à l’absence de Paulo lorsqu’elles
frapperaient à la porte de leur mémoire désolée.
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