samedi 11 juillet 2015

extrait de LES TROIS HORLOGES de Hubert Zakine.

 
Richard comprit alors que la journée allait s’étirer en longueur. Aller au Forum ne l’enchantait guère. Alors, il décida de laisser courir les heures, ne se souciant que de la minute présente. Il se rendit à la Grande Brasserie, joua au flipper, le temps de griller quelques pièces, se laissa tenter au « cinq-vingt cinq » où il perdit le peu d’argent qui lui restait. Les poches vides et le coeur malheureux, il s’assit sur les bancs extérieurs du square Guillemin et se prélassa au soleil du mois de Mai. Des nuées de jeunes s’excitaient en slalomant entre les voitures, remontaient l’avenue de la Bouzaréah en entamant le chant des Africains, drapeaux en tête, ils exhortaient les passants à les rejoindre et gonfler le flux des manifestants qui se croyaient investis d’une mission sacrée : faire l’Algérie Française, une fois pour toutes. Et chacun croyait dur comme fer que le but serait atteint dans les prochains jours.
La journée s’annonçait mal avec comme seule distraction Padovani mais, en ces jours de folie, la plage demeura désespérément vide, alors de guerre lasse, il rentra chez lui, se lova dans une chaise longue et lut le Miroir des sports, en attendant l’heure du déjeuner.
Pourtant, le dimanche matin était un jour particulier pour la jeunesse, obligée de descendre « en bas la rue » car les mères de famille ne désiraient pas les « avoir dans les jambes » pendant qu’elles faisaient le ménage.
Alors, les jeunes gens sillonnaient l’avenue de la Bouzaréah de long en large à la recherche d’un regard qui parlerait le langage du cœur. Le fameux « paséo », cette façon d’aborder la rue, de voir et d’être vu sans avoir l’air d’y toucher, de lancer un regard gyrophare à l’entour tout en baissant les yeux pour les plus timides, de partir à la conquête des filles, la tête droite et l’âme fière pour les plus téméraires, oui le dimanche matin était un jour particulier à Bab El Oued.
Contrairement à la rue Marengo qui se voulait, ce jour là, le carrefour de tous les désœuvrés de la casbah. Seuls, les cafés rassembleurs d’hommes européens ou musulmans, étaient logés à la même enseigne de l’amitié et la bonne humeur, de l’anisette et de la khémia, des dominos et du jacquet. Mais en ces jours de liesse populaire pour cause de révolution, le faubourg ne résonnait plus que que de l’empressement de sa population d’envahir le Forum, lieu de toutes les espérances, de toutes les ambitions, de toutes les certitudes.
Les Messageries, la Basséta et les Trois Horloges, d’ordinaire grouillantes d’exubérance, de rires et de fureur, se préparaient à « monter » au Gouvernement Général. Le faubourg avait troqué la ruée des supporters de l’ASSE qui se dirigeaient habituellement vers le stade de Saint-Eugène pour une autre ruée de supporters qui tournaient le dos à Saint-Eugène et au football pour prendre la direction opposée du Forum et de l’Algérie française.
La famille ne dérogea pas à la règle commune des filles Durand de passer tous les dimanches après midi ensemble. Ce jour, là ce fut les Zenouda de la rue Koechlin qui sortirent les tasses à café de la petite mémée et les cartes, les hommes disaient « le 32 », pendant que les petits s’escrimèrent dans le couloir à taper dans un ballon gonflable qui restait suspendu en l’air à chaque tir, sans faire le moindre dégât. Les plus grands, assis par terre au balcon, tapèrent une belote cadencée par les commentaires de Georges Briquet et des radios reporters de son émission « Sports et Musique » dont le générique « chantons pour le sport » était interprété par André Dassary. Les rires des femmes rythmèrent l’après midi au milieu des engueulades des hommes et des fous rires des enfants.
Lorsque vint le temps de rentrer, tout le monde s’arrêta au jardin Guillemin tout proche afin que le téléphone arabe fasse son office. L’enthousiasme empreignait toujours les cœurs mais nulle nouvelle du forum n’encouragea William Durand à croire en des jours meilleurs. Le père de Richard n’espérait plus que le raidissement de l’armée devant le coup d’état de De Gaulle.
--C’est De Gaulle qui a manigancé tout ce tintamarre. Il avait qu’une idée en tête : reprendre le pouvoir. Qu’est qu’il en a à faire de nous autres. L’Algérie, pour lui c’est de la zoubia. Y va rouler dans la farine les politiciens et l’armée. Et nous, dans l’affaire, on va passer comme pertes et profits. Les Delbecque, Soustelle, Salan et Massu, y lui servent qu’à prendre le pouvoir !
--Et personne y s’en aperçoit ? Y a que toi qui sait !
--Dieu fasse que j’me trompe ! Mais je suis sûr que tout le monde y va se retrouver une main devant, une main derrière comme des orphelins.
Chacun tentait de lui faire entendre raison mais il en avait entendu tant de vilaines choses parmi les combattants de 39-45 qu’il s’était fait une idée bien arrêtée sur le « sauveur de la France ».
René Pappalardo qui était le plus chaud partisan du Général s’en prit à William
--Tout le monde y dit que c’est le sauveur de la France !
--Qué le sauveur de la France ! Le Sauveur Scanapiecco ouais, et encore ! Alors parce que des badjejs y disent que la mer de Padovani, c’est la mer rouge et pas la méditerranée, toi tu le crois ! A part appeler les français à résister, il a fait quoi ? Tu peux m’le dire ? Y s’est bien planqué à Londres ! Son appel, qui c’est qui l’empêchait de le faire depuis la zone libre puis, revenir combattre avec nous, avec les autres généraux ! Allez, va ! Il a sauvé la France, n’importe quoi ! Dis moi que les Américains y z’ont sauvé la France là je dirais Tekssarah, mais De Gaulle ! Comme il dit l’autre, je me tiens le ventre tellement qu’ je rigole !
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