mardi 21 juillet 2015

Extrait de JONAS DE LA CASBAH D'ALGER de hubert zakine (pour vous donner le gousto)

 
Jonas en voulait, malgré lui, à Robert et bien qu’il ne se sente aucunement obligé au départ, il ruminait une colère rentrée contre son fils. L’amour inconsidéré de sa femme pour ses enfants le condamnait inexorablement à quitter la rue Randon ou à l’entendre tous les jours se lamenter d’être loin de son fils.
Alors que l’avenir d’une retraite heureuse bien méritée lui tendait les bras, tout semblait remis en question. Bien que le cycle de la vie veuille que les enfants prennent leur envol, il n’avait jamais imaginé qu’il en serait autrement pour son garçon. Robert avait remarquablement démarré sa vie professionnelle, mais au moment de voler de ses propres ailes, il s’apercevait que le cordon ombilical avec sa mère n’était pas totalement coupé. À moins qu’il pensât tout simplement offrir une vie meilleure à ses parents en bon fils qu’il était.
Photo de Prosper Enikaz.
 
 
Pauline et sa mère se multiplièrent pour préparer le mariage selon la tradition du judaïsme d'Alger. De la « djehaz », trousseau offert par le jeune homme à sa promise, à la « mezrah », lorsque le fiancé se promène avec sa future épouse pour assister au lever du soleil, en passant par le « mikvé », bain rituel des femmes, le « bain d'Esther », la « harkassa », soirée du « henné » et la « tania », réception en musique de tous les amis et membres des deux familles de la casbah judéo-arabe.
Hélas, Jonas revint de son entrevue avec le maltais Matarèse, le cœur chagriné. Son « ami », qui était avant tout un commerçant, fut intransigeant sur la somme demandée. Jonas, en homme avisé, déclina l’offre et fut tenté de se rabattre sur le Kursaal. Mais Pauline toujours à l’affût de la moindre économie, choisit la solution la plus abordable.
--Et pourquoi on s’embête ? La terrasse de la rue Randon est libre ! Au moins, on sera entre nous et on ne dépensera pas un sou !
--Oui, ma sœur ! Comme ça, on nous prendra pour des misérables ! protesta Robert
--Qué misérables ! Et puis, tu peux nous dire qui nous prendra pour des misérables ? Tes amis du Kursaal ? Toi et ton standing !
Comme toujours, Rachel s’interposa.
--Oh, les enfants, Soumlah ! C’est une très bonne idée ! Au moins, la rue Randon, c’est chez nous !
Cette solution arrangeait bien les affaires de Jonas qui n’avait pas digéré le refus de Matarèse de baisser son prix. Lui qui priait chaque jour à la synagogue et qui, bonne pâte, se mettait en quatre pour rendre service à chacun, lui qui avait une haute considération de l’amitié ne comprenait pas le calcul du maltais qu’il avait toujours considéré comme un ami. Mais il lui fallait se rendre à l’évidence, l’amitié désintéressée demandait bien plus qu’une simple poignée de main. Heureux temps de l’enfance où le calcul n’existait pas quand le partage d’un goûter ou d’une bille coulait à flots dans les veines du quartier.
*****
Les femmes eurent tout loisir de régler le mariage de Pauline dans les moindres détails alors que Jonas, Robert et Benjamin s’occupèrent de la vente de l’atelier. Le père de la mariée voulait que tout soit en ordre afin que son gendre puisse travailler en toute quiétude après la noce.
Tout commença une semaine avant le mariage avec la soirée du henné, tradition judéo-arabe. Rachel préleva un morceau de henné de la grosse pâte décorée de dragées et l’appliqua dans la paume de la main droite de la mariée dans un geste empli d’amour.
La mère du marié déposa un louis d’or par-dessus, qu’elle recouvrit d’un ruban rouge en signe de pureté familiale. Puis les cadeaux succédèrent aux gâteaux dans une grande farandole de vœux et d’embrassades. Les « Dieu bénisse » comblèrent les grands-mères qui assistèrent en silence à la cérémonie, se souvenant, sans doute, du temps de leurs amours pubères.
Durant la semaine, Pauline fut l’objet de toutes les attentions dans le quartier comme à son travail chez Bakouche, l’un des beaux magasins chics d’Alger qu’elle allait quitter pour se consacrer, le cœur léger, à son foyer.
Le jour du mariage, le temple de la rue Randon résonna de youyou empruntés par le judaïsme à la mystique musulmane de la basse casbah. Après la photographie traditionnelle, Jonas invita le cortège à monter les six étages conduisant à la terrasse ensoleillée de bouquets de roses, d’éclats de rires et de tape-cinq.
Jonas, assis sur une chaise de patriarche, regardait la casbah de sa jeunesse dans les yeux. Elle riait aux éclats, courait dans tous les sens, heureuse de vivre là où les aïeux avaient vécu. Parée de toutes les vertus, tantôt insouciante et joyeuse, tantôt grave et tragique, elle prenait la vie de tous les jours comme elle venait. Faisant confiance en la destinée, la main de Fatmah en paravent ! La croix, l’étoile et le croissant au cœur et à l’âme.
Ce peuple, humble mais fier, toujours courbé sur son passé, c’était son peuple. De petites gens, surtout de pauvres gens qui marchaient d’un même pas vers la lumière de l’émancipation. Le sacrifice chevillé au corps afin qu’il ne soit pas vain. Que leurs enfants aient une autre existence que la leur. Ailleurs. Dans les beaux quartiers. À Saint-Eugène ou rue Michelet. Loin de la casbah. De sa casbah, son horizon, sa vie. Comme lui, les anciens n’avaient d’autre ambition que la réussite de leurs enfants.
Combien il aimait ces gens, pauvres comme lui. Ils étaient, tout à la fois, son peuple, sa famille, ses amis, ses voisins. Comme ils allaient lui manquer avec leur langage épicé, leur commedia dell’arte, leurs petits métiers d’orient ou d’occident, leur souci du travail bien fait et l’amitié au bout des mains. Il écoutait la musique de la fête, mais ne l’entendait pas. Sa musique était celle de la rue, de ses petits métiers et de ses espoirs qui cadençaient la vie du quartier. De son quartier. Il regardait tout autour de lui, peignant mille et un visages que le temps diluerait dans la Méditerranée.
--Papa, à quoi tu penses ?
Pauline le ramena à la réalité des épousailles de sa fille. Sa fille qui entendait la plainte muette de son père.
Jonas mentit.
--À quoi tu veux que je pense ? À toi, ma fille !
Son mensonge ne prêtait pas à conséquence. Pauline voguait vers le pays du bonheur avec Benjamin, gentil garçon et honnête travailleur. Jonas fit signe à Pauline de s’asseoir sur ses genoux en tapotant la paume de sa main contre sa jambe. Ils restèrent ainsi immobiles comme s’ils étaient seuls au monde. Alors, dans une fulgurance d’éternité, défilèrent toutes les années de la prime enfance de ses enfants. Les premiers pas au jardin Marengo, à l’école de la rue de Toulon, la bar mitsvah de Robert, les billets de satisfaction et les bagarres à la sortie de l’école, un million de souvenirs remontèrent le fleuve de sa mémoire. Silencieux au milieu des tumultes, Jonas goûtait ces instants fugaces avec délectation. Une légère brise venue de la mer vint lui caresser la joue. Alors, il plissa les yeux pour être en prise avec ce paysage, ce conglomérat lumineux qui descendait en mille cascades blanchies à la chaux vers l’évasion indigo de la Méditerranée. Combien de temps avait-il passé, une minute d’éternité ou une heure languissante, il ne saurait le dire mais, ramené à la réalité par une caresse, il sut, à ce moment-là, que Pauline resterait à jamais sa petite fille avec ses gestes de tendresse incomparables.
Il savait pourtant que, loin de son quartier, ses lendemains déchanteraient mais le bonheur de Rachel était à ce prix.

 

 

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