Bab-El-Oued
l’Européenne meurt officiellement le jour de l’indépendance de l’Algérie. Mais
ce quartier aux mille parfums d’épices, aux amitiés éternelles et aux fausses
rancunes, aux coups de colère légendaires et aux visages burinés par le soleil
et la mer a cessé d’exister avec le départ des premiers « exilés
involontaires pour raison d’état ».
Le coup de grâce
survient au mois de mars 1962 avec la signature des accords d’Evian, le blocus
de Bab El Oued et la fusillade de la rue d’Isly. Dés lors, chacun s’emploie à
prendre un billet d’avion ou de bateau afin de fuir la curée. Une tristesse
indicible accompagne la descente aux enfers de ce peuple qui aurait pu donner
des leçons d’optimisme et de joie de vivre au monde entier. Les pas des
derniers promeneurs qui, par reflex d’habitude, par inconscience aussi,
effectuent l’ultime « andar et venir1 »,
le dernier « paséo2 », la suprême
« passegiata » de l’avenue de la Bouzaréah, se perdent dans
l’assourdissante résonance d’un silence de mort. L’avenue ouverte aux quatre
vents de l’amitié d’enfance, du voisinage des balcons, de la fureur des rues et
du fou-rire de l’insouciance renvoie l’image d’un voyage au centre de la
solitude. Les magasins aux yeux clos ont, pour la plupart, déjà tiré leur
révérence. D’autres, vitrines exsangues et patrons sur le pas de la porte,
attendent l’hypothétique clientèle. Ce petit homme au costume fané demeure à
l’intérieur de son atelier d’horlogerie, dans cette autre maison où il a vu
défiler les heures de sa vie et de son quartier. Devant sa machine à polir
inerte, il écoute la musique insolite du silence. Comment prendre la décision
de partir pour un ailleurs impossible et dérisoire ? Comment ?...
Le moindre bruit fait
aujourd’hui sursauter des hommes et des femmes habitués à la fureur des pays
méditerranéens où l’éclat de rire demeure le son le plus répandu. On se
retourne machinalement pour s’assurer que personne n’a de mauvaises intentions
ou dans l’espérance de voir une dernière fois un visage ami. Au détour d’un
café dont le rideau reste désespérément baissé, la machine à remonter le temps
entraîne vers la douceur des jours heureux lorsque la multitude envahissait ces
temples de l’amitié qui s’égaraient parfois dans un verre d’anisette. Le temps
s’est arrêté aux Trois Horloges lors du blocus de Bab El Oued. Ses aiguilles
qui tricotaient la vie d’un petit peuple fier de la sueur des aïeux, qui
battaient au rythme des chansons napolitaines, des mélopées judéo-arabes et des
mandolines espagnoles avaient partagé les petites joies et les grandes peines
de cette comédia dell’arte permanente qui sévissait dans le quartier. Elles se
sont essoufflées à tenter de suivre la course endiablée de la jeunesse et le
cœur fatigué, elles se sont éteintes avant l’heure, avant la déchirure, avant
le grand départ. A jamais. A toujours.
Le cimetière des
balcons accompagne le dernier convoi de l’exode. Des rangées d’épingles
orphelines espèrent encore la grande parade multicolore du linge séchant au
soleil. Témoignage de vie, témoignage de Méditerranée, les terrasses ouvertes
sur la mer assistent au chaos d’un départ salvateur. Les persiennes de bois
refermées, les immeubles semblent prolonger la sieste des fantômes du faubourg.
La vie est partie de ce grand corps inerte. Le squelette de Bab El Oued mettra
des années à se désintégrer. Les murs sont debout mais ils ne répercutent plus
les bruits et les senteurs d’autrefois. Bab El Oued la française, Bab El Oued
la tricolore, Bab El Oued l’européenne a glissé lentement de la réalité à
l’imaginaire. Elle s’est fondue dans le moule commun du souvenir de ses
enfants,
Elle n’est plus que
NOSTALGIE.
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