jeudi 2 juillet 2015

extrait de IL ETAIT UNE FOIS.....BAB EL OUED de Hubert Zakine

Bab-El-Oued l’Européenne meurt officiellement le jour de l’indépendance de l’Algérie. Mais ce quartier aux mille parfums d’épices, aux amitiés éternelles et aux fausses rancunes, aux coups de colère légendaires et aux visages burinés par le soleil et la mer a cessé d’exister avec le départ des premiers « exilés involontaires pour raison d’état ».
Le coup de grâce survient au mois de mars 1962 avec la signature des accords d’Evian, le blocus de Bab El Oued et la fusillade de la rue d’Isly. Dés lors, chacun s’emploie à prendre un billet d’avion ou de bateau afin de fuir la curée. Une tristesse indicible accompagne la descente aux enfers de ce peuple qui aurait pu donner des leçons d’optimisme et de joie de vivre au monde entier. Les pas des derniers promeneurs qui, par reflex d’habitude, par inconscience aussi, effectuent l’ultime « andar et venir1 », le dernier « paséo2 », la suprême « passegiata » de l’avenue de la Bouzaréah, se perdent dans l’assourdissante résonance d’un silence de mort. L’avenue ouverte aux quatre vents de l’amitié d’enfance, du voisinage des balcons, de la fureur des rues et du fou-rire de l’insouciance renvoie l’image d’un voyage au centre de la solitude. Les magasins aux yeux clos ont, pour la plupart, déjà tiré leur révérence. D’autres, vitrines exsangues et patrons sur le pas de la porte, attendent l’hypothétique clientèle. Ce petit homme au costume fané demeure à l’intérieur de son atelier d’horlogerie, dans cette autre maison où il a vu défiler les heures de sa vie et de son quartier. Devant sa machine à polir inerte, il écoute la musique insolite du silence. Comment prendre la décision de partir pour un ailleurs impossible et dérisoire ? Comment ?...
Le moindre bruit fait aujourd’hui sursauter des hommes et des femmes habitués à la fureur des pays méditerranéens où l’éclat de rire demeure le son le plus répandu. On se retourne machinalement pour s’assurer que personne n’a de mauvaises intentions ou dans l’espérance de voir une dernière fois un visage ami. Au détour d’un café dont le rideau reste désespérément baissé, la machine à remonter le temps entraîne vers la douceur des jours heureux lorsque la multitude envahissait ces temples de l’amitié qui s’égaraient parfois dans un verre d’anisette. Le temps s’est arrêté aux Trois Horloges lors du blocus de Bab El Oued. Ses aiguilles qui tricotaient la vie d’un petit peuple fier de la sueur des aïeux, qui battaient au rythme des chansons napolitaines, des mélopées judéo-arabes et des mandolines espagnoles avaient partagé les petites joies et les grandes peines de cette comédia dell’arte permanente qui sévissait dans le quartier. Elles se sont essoufflées à tenter de suivre la course endiablée de la jeunesse et le cœur fatigué, elles se sont éteintes avant l’heure, avant la déchirure, avant le grand départ. A jamais. A toujours.
Le cimetière des balcons accompagne le dernier convoi de l’exode. Des rangées d’épingles orphelines espèrent encore la grande parade multicolore du linge séchant au soleil. Témoignage de vie, témoignage de Méditerranée, les terrasses ouvertes sur la mer assistent au chaos d’un départ salvateur. Les persiennes de bois refermées, les immeubles semblent prolonger la sieste des fantômes du faubourg. La vie est partie de ce grand corps inerte. Le squelette de Bab El Oued mettra des années à se désintégrer. Les murs sont debout mais ils ne répercutent plus les bruits et les senteurs d’autrefois. Bab El Oued la française, Bab El Oued la tricolore, Bab El Oued l’européenne a glissé lentement de la réalité à l’imaginaire. Elle s’est fondue dans le moule commun du souvenir de ses enfants,
Elle n’est plus que NOSTALGIE.
 

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