Avant de l’envoyer à son éditeur, Richard termina la
lecture de son dernier manuscrit, le
matelassier de la casbah d’Alger, qui mêle habilement souvenirs d’enfance
et événements réels. Le tout en utilisant avec bonheur le langage des français
d’Algérie baigné d’orientalisme. Il était prêt à être soumis à la publication.
Sylvain Mani était le directeur des éditions Sévigné.
Pied noir bon teint, il avait eu un coup de cœur lors de la lecture du premier
manuscrit de Richard dont le titre «Alger, Romance inachevée» avait attiré son
attention.
Depuis ce jour, était née une amitié basée sur la
nostalgie du pays natal. La parution de cinq ouvrages avait entretenu la relation éditeur-écrivain dont
la complicité ne se démentit jamais. Richard avait su adapter le langage des gens de son pays afin de ne pas tomber dans le piège de l’exagération
de la famille Hernandez.
Lorsque un méchant AVC le terrassa, il avait, bien malgré
lui, mis son sixième ouvrage entre parenthèses. Son entourage pensa alors, que
plus jamais, il ne parviendrait à aligner trois
mots sur une écritoire. Durant huit mois, il avait rééduqué son cerveau
et sa parole pour finalement constater que jamais il ne redeviendrait celui
qu’il avait été. Admettre le handicap lui sembla impossible. Une gageure qu’il
espérait surmonter grâce à la rédaction et la finalisation de son roman. Dans
sa solitude forcée, il lui fallut avaler bien des couleuvres.
D’abord, comprendre ce qui lui était arrivé. S’apercevoir
au fil des jours que la vie lui avait joué un bien vilain tour. La rééducation
de ses membres atrophiés. Lui, le sportif,
footballeur, nageur, enfant de la balle en chiffon de son enfance, que chacun désirait dans son équipe, le
meneur, le chef de bande des rues de Bab El Oued, le copain, l’ami que chacun
recherchait, était-ce cet ersatz d’homme? Celui qui ne savait plus avancer dans
la vie sans le secours d’un fauteuil, d'une canne à la démarche désarticulée,
hésitante. Où était passé ce garçon sûr de lui, qui se prétendait le roi du
monde, qui se riait des contraintes? Le voilà prisonnier d’un corps qui ne lui
ressemblait plus. C’est donc ça, la vie? Etre tributaire des autres. Ne pas
monter les escaliers, ne pas prendre une fille dans ses bras, guider les pas
d’un enfant, ne pas vivre comme tout un chacun. Ne plus se servir de sa main
droite, lui le droitier, ne plus se couper une tranche de pain, ne plus nager,
ne plus taper cinq, ne plus vivre intensément. Alors à quoi bon continuer? La
tentation de se laisser glisser vers l’abîme, vers l’oubli de la déchéance,
vers la sortie.
Non, la vie était trop belle. Malgré la perte du pays
natal qui lui arracha le cœur, malgré Paris la froide, malgré le déracinement,
malgré la perte des amis et des repères, la dispersion de la famille, la vie
méritait d’être vécue. Mais pas de cette façon. Infirme. Sans espoir de
guérison. Quand chaque jour apporte la cruelle vérité, le désespoir. Ne plus
vivre libre………
*****
--Salut, Sylvain!
Je t’envoie mon dernier manuscrit. Et ne crains rien, je l’ai lu et relu sous toutes les coutures. Le prix Nobel, il
n’est pas loin!
L’éditeur aimait ses auteurs. Et particulièrement Richard
qui avait, par ses livres, fait sauter
le verrou qui emprisonnait son passé. Depuis l’indépendance de l’Algérie,
Sylvain Mani estimait que le cordon ombilical avec son pays natal était
définitivement rompu mais l’œuvre de Richard avait eu l’effet boomerang tant
redouté. A présent, il savait. Comme une maîtresse dont le souvenir obsède,
l’Algérie de son enfance barbouillera de nostalgie son horizon familier.
Il savait gré à cet ami que la littérature lui avait
présenté, d’avoir brisé le miroir de sa mélancolie. Il se sentait redevable
envers Richard de la révélation de sa propre sensibilité. D’autant plus que son
ami se battait contre les affres de cette maladie qui éloigne de soi les sots
et les méchants. Mais, il savait, également, choisir ses auteurs. Richard avait
gagné ses galons d’écrivain des éditions Sévigné. Il occupait, à présent, une
place vacante dans le catalogue général et cela convenait parfaitement à
l'éditeur.
--Quel en est le
sujet? L’Algérie? Questionna pour la forme, le directeur des éditions Sévigné.
--Quel en es le
sujet? Tu sais bien que je suis incapable d’écrire autre chose que le pays. Et
même, je n’en aurais pas envie.
--Non, non, mais
continue! Tu es le seul auteur à me proposer ce genre de….. prose et je te le
répète, tant que tu écriras ta nostalgie de cette manière, sans parler de
politique, je prendrais tes ouvrages.
--Que demander de
plus! La vérité, écrire est la seule liberté qui me reste. Et même si tu
refusais mes manuscrits, je continuerais à écrire.
--Je le sais! C’est
la meilleure thérapie que tu pouvais te trouver. Ecris, fils, écris!
Sylvain venait d’engager une correctrice à mi-temps à
laquelle il décida de confier le manuscrit de Richard.
--Ce sera un test
pour elle, pour toi et pour moi! Je
saurais si tout le monde peut aimer tes
livres et pas seulement les pieds noirs!
*****
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