mercredi 10 juin 2015

extrait de MIRACLE A MANHATTAN de Hubert Zakine.

 
Il revoyait les instants délicieux de ses retrouvailles avec Hannah.
Au Blue Note, club où il accompagnait les couples enlacés, il  remarqua une jeune fille aux cheveux châtain clair dont les boucles se paraient d’or en balançant son corps gracile sur une musique de Hoagy Carmichael. Les yeux fermés, elle dansait voluptueusement, bercé par Stardust, morceau interprété par Samuel en hommage consacré à cet immense compositeur.
En gardant le rythme, elle quitta  sa place  et s’approcha du piano afin de ne pas être troublée  par le bavardage environnant. Samuel reconnut son amour de jeunesse mais il n’osa pas lui parler d’autrefois. Il attendit le miracle en suivant du regard cette silhouette qui semblait touché par la grâce. Le charme du tableau le désarçonna à tel point qu’il égratigna la musique qui figurait, pourtant,  au panthéon de son  répertoire. Divine surprise,  le regard bleu indigo de la jolie spectatrice décocha une flèche réprobatrice qui l’atteignit au plus profond de son être. Après s’être excusé par un haussement des sourcils qui avouait  à la jolie demoiselle et, à elle seule, la fausse note, ils échangèrent  le sourire du pardon.
C’est à ce  moment précis qu’elle le reconnut.
Il demanda à sa doublure de jouer à nouveau son slow préféré et invita la brune au regard océan. Sans un mot, il se leva de son banc et lui prit la main. Electrisés par ce contact physique qui rappelait tant de souvenirs, ils s’approchèrent l’un de l’autre. Hannah se serra contre Samuel qui l’emporta dans un slow d’éternité. Quand ils se ressaisirent, leurs sourires évoquaient bien plus qu’une complicité basée sur la musique. Leur jeunesse renouait le lien, un instant interrompu par les caprices de la vie.
En trois minutes, l’amour avait forcé, sans bruit, le verrou de leur mémoire. Pas un mot, pas une parole. Un simple regard. Deux corps qui s’épousent. Des souvenirs qui se bousculent. Premier baiser, première promenade, première promesse d’un amour  éternel dans les rues de Manhattan. Un mariage sans la présence de ses chers parents disparus. Un bonheur majuscule, douce promesse de petites têtes brunes ou blondes. Puis ce fut l’accident briseur de rêves……….
Chaque soir, entre deux morceaux de Fats Waller, Count Basie ou Glenn Miller, Samuel posait sur un coin du  piano le portrait de son âme sœur afin de  lui dédier sa chanson fétiche. Ce rendez-vous immuable avec le slow de Hoagy Carmichael lui était indispensable afin de ne pas oublier qu’il avait frôlé la félicité. La nostalgie lui brûlait le cœur. Il noyait sa lassitude à grandes rasades de whisky et, l’aurore renaissante, il tentait vainement de retrouver le chemin de son appartement aux abords de la petite Italie.
Ses amis d’enfance récitaient la nostalgie du  pays de Dante mais Samuel vivait une autre nostalgie qui courait le long de sa solitude. Il est des nostalgies mélancoliques qui bravent les années, d’autres embellies par le souvenir du pays perdu  mais la sienne portait la mémoire d’un visage à jamais disparu. Douleur muette, omniprésente. Ses journées s’allongeaient sans joie à l’ombre de Hannah. Souvent, il partait sur les traces de son passé pour un pèlerinage le long des quais  de l’Hudson River auprès des bouquinistes qui furent les témoins de leurs promenades en amoureux. Parfois, ses amis lui faisaient une agréable surprise en débarquant au Blue Note. Alors, il délaissait son piano pour un instant de grâce et revisitait  les heures éblouissantes des années de jeunesse. Le rire en bandoulière, il redevenait le garçon chevauchant les vagues de son enfance. L’insouciance en bataille, il prenait un bain de jouvence rafraichissant auprès de ses amis mais il n’était pas dupe. Sitôt, cette  petite parenthèse refermée, reviendraient la solitude,  les nuits sans sommeil et les verres d’alcool désenchantés.
*****
Samuel n'aimait plus l'été. La saison des gens heureux. Qui parlent fort. Qui s’engueulent pour un oui, pour un non. La petite Italie a le sang chaud en été. Quand on vit dehors, les bruits sont multipliés par dix. On partage tout, on interpelle, on joue à fava vinga, on vit.
Il préférait Manhattan sous la pluie.  Manhattan en hiver lui ressemblait. Solitaire et triste. La valse des parapluies faisait grise mine et s’inclinait devant son chagrin.
Le quartier semblait figé, sans couleurs, triste et désolé. Les commerçants attendaient derrière leurs vitrines dégoulinantes l’hypothétique client.
Les clapotis de l’averse berçaient le sommeil de l’enfant et la sieste de l’ancien. Enrhumés, les immeubles ruisselaient de mauvaise humeur.
Les passants accéléraient le pas, pressés de se mettre à l'abri.  Pour rejoindre une âme sœur, une famille ou tout simplement, le collègue de bureau.
Samuel aimait marcher au milieu de ce monde humide. Parfois, il s’isolait au Majestic, le cinéma de la petite Italie et revisitait un vieux film qui lui parlait d’autrefois, des jeudis en culottes courtes et des premiers émois. Il oubliait le présent pour deux heures de certitudes. Il ressortait désorienté de ce bain de jouvence, relevait le col de son trench-coat et affrontait le déluge de sa vie. Oubliée l’enfance intemporelle pour une réalité dévastatrice.
La musique pour seule compagne. Le cabaret source de vie. De 22 heures à 3 heures du matin. Et puis le vide. Le néant. Lui manquait sa femme, son âme sœur. Son épouse qui ne supportait pas la concurrence des admiratrices qui stationnaient béatement devant son piano durant le récital  de son mari. Samuel  avait eu beau lui déclarer que nulle femme ne possédait le pouvoir  de le détourner, ne serait-ce qu’un instant, de son amour, rien n’y faisait. La jalousie est un mal qui ronge de l’intérieur les plus beaux sentiments. Féminine jusqu’au bout des ongles, elle prenait un malin plaisir à venir embrasser son mari lorsque ses admiratrices se faisaient trop pressantes.
A présent, il était seul. Plus rien ne comptait. L’alcool soutenait son mal de vivre. L’alcool et Elizabeth Park où il passait le plus clair de son temps lorsque que le sommeil le fuyait. Parfois, une petite fille attirait son regard. Et sa pensée voyageait  vers  la tendre image du bonheur. Comme lui aurait parue belle la vie auprès de sa femme et des enfants que l’amour n’aurait pas manqué de lui offrir !
Que le temps des promenades amoureuses et des promesses lui paraissait lointain ! Son enveloppe physique marchait à ses côtés mais à l’intérieur, il ressentait une curieuse sensation. Le vide, le néant. Plus rien en lui ne vivait. Aucune envie, aucun espoir, même son cœur semblait s’être arrêté tant ses battements ne résonnaient plus dans sa poitrine. Quand un baiser de sa femme se posait sur sa joue ou que deux bras tressaient un collier autour de son cou. Regretter  le temps perdu. Marcher dans les rues pour ne pas côtoyer la solitude, errer pour mesurer la défaite, la désolation de sa vie. Est-ce cela la vie ?
Il avait bien des aventures mais au petit matin, les fantômes du passé lui murmuraient la douce musique de la solitude. Alors, il n’avait qu’une envie, que la jolie fleur se fasse la belle sans laisser d’adresse. Parfois, lui venait l’idée de bousculer son ennui pour se compromettre avec ses amis mais le rire se figeait dans sa mémoire affligée. Alors, il désertait le bal des gens heureux et rentrait chez lui, se versait un whisky avant de  se laisser choir dans le vieux fauteuil de cuir de son père, fermait les yeux  et, surtout…… ne pas penser aux jours heureux.
Les musiciens du Blue Note se multipliaient pour l’empêcher de sombrer dans une déchéance morale qui étoufferait sa virtuosité. Ils ne se doutaient pas, les bons apôtres, que sa musique puisait dans son inconscient affectif la valeur ajoutée de son talent.
De temps à autre, il s’arrêtait à l’échoppe de Papa Napoli, l’épicier de la petite Italie à la bedaine impressionnante. Cet homme, tout en rondeur, qui respirait la bonhommie, avait fait la connaissance de Samuel qui avait été pris la main dans le sac par un flic débonnaire qui patrouillait dans le secteur.  Magnanime, le bon papa Napoli décida de ne point porter plainte contre cet enfant du quartier qui devint, à ses moments perdus, le petit coursier de l’épicerie. Se créa entre l’homme et le jeune garçon une complicité qui ne se démentit jamais. Papa Napoli regardait Samuel avec les yeux de l’amour d’un père qui regrettait de ne jamais avoir eu de garçon. Dans ses jeunes années, il était ce que les Italiens dépeignent comme un guaglione toujours  enjoué, chapardeur et coquin qui respirait la joie de vivre. Son intelligence et sa débrouillardise avait séduit  son entourage  et Papa Napoli avait toujours gardé un œil attentif sur son évolution. Lorsque Samuel  avait épousé son amour, il lui avait offert une jolie montre gousset au dos de laquelle était gravée  « la petite Italie. ». Il avait assisté à l’emménagement du couple à deux pas de l’appartement de ses parents  et suivi d’un œil attendri le bonheur des deux enfants.

*****

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire