vendredi 12 juin 2015

extrait de MA MERE, MES TANTES, L'ALGERIE ET MOI de Hubert Zakine


JE DEVIENS ORPHELIN
 
C'est alors que le mauvais génie décida que le mauvais sang accompagnerait chaque journée. Ma mère parlait toujours sous la protection de la sacro-sainte main de fatma afin de prémunir les siens de malchance ou de fatalité. Il faut croire que cela ne suffisait pas.
En ouvrant son magasin de la rue Bab Azoun, mon père nous faussa compagnie pour s'en aller errer au firmament des paradis célestes. Une crise cardiaque l'emporta avant qu'il ait pu dire adieu à son épouse, à son fils et à ses belles sœurs. Ce fut un torrent de larmes que déversèrent les femmes de la famille auxquelles se joignirent tantes éloignées, cousines, nièces et voisines du quartier. Bien entendu, je comprenais les pleurs de ma mère mais trouvais indécent que mes tantes participent à ce concert larmoyant tant elles critiquaient mon père de son vivant. Je suivis le corbillard jusqu'au cimetière de Saint-Eugène entouré de mes oncles très dignes dans leurs costumes foncés. Je bénissais, si l'on peut bénir ce jour-là, de ne pas subir les pleurnicheries de mes tantes car on m'apprit que, dans ma communauté, les femmes n'assistaient pas aux obsèques de leurs proches.
Heureusement, mes sept ans avaient sonné à l'horloge de mon enfance.
Je compris alors qu'au-delà de ma peine, je devenais l'homme de la maison. Il me fallut faire abstraction de mon chagrin pour, pensai-je, seconder ma mère qui me surprit en se révélant une maîtresse-femme. A la maison devenue vide, elle ne laissa apparaître nulle impatience, nulle colère, nulle souffrance devant moi mais bien souvent, dans la solitude de ses nuits blanches, je l'entendis pleurer. Le chagrin muet, elle organisa notre vie en sauvegardant le commerce de son mari qui devenait notre unique gagne-pain. J'étais en admiration devant cette femme qui n'avait jamais travaillé hors de chez elle et qui reprenait le flambeau. Si ce n'était son tailleur noir et l'absence de tout maquillage, rien ne supposait son veuvage. Après dix jours de fermeture, ma mère avait rouvert le magasin de la rue Bab Azoun.
Bien souvent, je l'entendis se chamailler avec ses sœurs qui la disputait de ne pas prendre le temps de la souffrance.
--Quand même, on te connaît, tu peux pas faire comme si. N'importe qui à ta place se serait effondré........
--N'importe qui sauf moi !
Ma mère tenta, avec véhémence, de se justifier devant l'insistance de ses sœurs.
--Je ne peux pas me le permettre avec mon fils !
--Mais on a peur que ce soit reculer pour mieux sauter !
--Le pauvre petit, même pas il aura connu son père !
Et en avant pour des jérémiades, des lamentations et des soupirs qui étaient censés consoler ma mère alors qu'elle avait besoin d'être encouragée.
--Plus je vous entends et moins je regrette d'ouvrir le magasin ! Comme ça, je n'aurais pas le temps de penser et de vous entendre me dire ce que je devrais faire !
--Hou, tu attiges, hein ! Raïben de nous, on essaie de te soutenir et voilà le remerciement !
Chaque jour, je m'arrêtais au deuxième étage chez Tata Rose qui fut chargée par ma mère de s'occuper de moi à la sortie de l'école. Après un bon chocolat et des devoirs bâclés, elle me laissait descendre en bas le jardin rejoindre les copains jusqu'au retour de ma mère. Choyé par ma tante avant le décès de mon père, je devins l'orphelin le plus gâté qu'Alger ait connu. Quand ce n'était pas tata Rose qui me plaignait, ses sœurs Cécile et Irène prenaient le relais en m'abreuvant de jérémiades du genre pauvre petit ange. Je les entendais se lamenter sur la destinée de leur neveu chéri mais j'étais tellement habitué au mysticisme oriental des femmes de la famille que je ne faisais même plus attention, me contentant, avec malice, de présenter une figure de circonstance.

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