samedi 20 juin 2015

extrait de LE DESTIN FABULEUX DE LEON JUDA BEN DURAN "SIEUR DURAND D'ALGER" de Hubert Zakine

Yom Kippour
L' hiver d'EL DJEZAIR, porté par de violentes bourrasques maritimes, parfumait la cité d'une saine nuance iodée qui courait le long des portes de la citadelle, s'enroulait à travers les ruelles étroites et nauséabondes avant d'escalader la colline de la BOUZAREAH et poursuivre son oeuvre de salubrité vers les "Fahs" de la campagne humide.
La pluie cinglait les rares passants, pénétrant les âmes et les corps. En processions obscures, des brêles impassibles, indifférents aux caprices des cieux, portaient sur leur dos d'énormes couffins où s'entassaient les immondices de la voirie.
La plupart des échoppes fermées par des haut vents de bois offraient au quartier de la basse ville un aspect désolé qu'éclairait, par intermittence, le tonnerre de Dieu.
Le "YOM KIPPOUR" entrait dans sa dernière heure. Les trois synagogues de la vieille ville battaient au rythme des prières des hommes, des bavardages des femmes et des cris des enfants. Ce jour là, toute la famille était conviée à partager le jeûne et les temples résonnaient de joie et d'espérance en attendant la sonnerie du "shoffar", corne de bélier, souvenir du sacrifice d'Abraham, conservée précieusement par le "chamach" jusqu'à l'heure fatidique de la fin du carême.
La veille, avant l'heureuse apparition des trois premières étoiles dans le ciel d'EL DJEZAÏR annonçant le début du jeûne, les familles réunies autour de la table de l'aîné terminaient le repas de fête. Puis les hommes s'invitaient à la prière dans le Temple de leur choix, se relayant toute la nuit pour la purification divine, la prière du "Kol Nidré" dont le texte rappelle le passé douloureux du peuple juif, la sortie des rouleaux de la "Thora".
Le lendemain, après une brève visite chez soi pour un brin de toilette, chacun repartait pour une journée de recueillement, rejoint bientôt, par toute la communauté de la ville. Les trois étoiles signaient la fin du jour et du jeûne. Le "shoffar" pouvait alors retentir et inviter les fidèles à "casser le carême" par une boisson chaude.
Etrange coïncidence de cette fête juive du "YOM KIPPOUR" et de cette pluie, si avare d'ordinaire sur cette terre africaine, qui semblait laver de ses péchés la communauté israélite alors que des épées de feu déchiraient le ciel en témoignage de la colère de l'Eternel.
Le grand rabbin d'EL DJEZAIR évoqua ces signes du Tout-Puissant adressés à chaque juif dont la démarche était dictée par la religion. Mais, Léon Juda, son "taleth" sur ses épaules, le regard aussi noir que son deuil et la haine au fond du coeur n'entendit ni le message de paix du rabbin ni la colère du juge suprême.
Au cours de la journée, il reçut la confirmation d'un complot fomenté par le clan BACRI visant à réduire l'influence de son principal rival au sein de la communauté. Aussi, lui tarda t-il d'en découdre malgré la signification de cette journée de recueillement et de prières.Il réussit pourtant à se faire violence afin de ne pas contrarier sa mère et la petite mémé qui avaient tenu à préparer une table de fête dans la "djenan" de David DURAN.
Son père lui manquait déjà. Le chemin de la vie lui parût soudain bien vaste et la charge de ses épaules bien lourde. La solitude de son combat étourdissait ses pensées et déviait son regard. Comme le faisait jadis David DURAN, lorsque le découragement s'enroulait autour de son arbre de vie, Léon Juda alla se recueillir sur la tombe de "RASHBAZ". Là, face à l'œuvre marine de l'Eternel, le souffle coupé par les vagues d'un vent d'automne, un ciel tourmenté de fiers nuages pour seule maison, il parla à hautes voix judéo-arabo-espagnoles. Mêlant sa colère aux frémissements de la nature, il pria longuement, laissant sa peine l'envahir jusqu'à lui dérober l'horizon.
Il tenta de raisonner son désir de vengeance en cherchant tout au fond de son âme un message de son ancêtre. Mais le fracas des assauts frénétiques de la mer sur les roches dispersait le dialogue des vivants et des morts.
Alors, il dit au revoir à ce mausolée coincé entre les dieux et les hommes et s'en remit à son instinct.
*****
Retour à Mascara
Léon Juda prépara activement son départ pour MASCARA, ORAN et ARZEW. Il affréta une caravane de cent vingt mulets surchargés de produits céréaliers, de peaux à tanner, de fers et métaux, de bois, d'ivoire et de rouleaux de soierie.
Il prit le soin de porter à sa ceinture le yatagan offert par le marabout de la tribu des "hachem", MAHI ED DINE, grâce au concours duquel il projetait de faire vaciller l'empire COHEN-BACRI d'Oranie avant de s'attaquer à la Maison BACRI d'EL DJEZAIR.
Durant le voyage, une pluie diluvienne et tourbillonnante s'abattit sur le convoi, embourbant les hommes et les bêtes dans un sol se dérobant sous les sabots et les pas.
Toute volonté empanachée, Léon Juda se multiplia pour soigner les blessés, encourageant les désespérés, vociférant sous le déluge devant les tentations de renoncement ou de désertion.
Fouet en main et burnous au vent, luttant contre les éléments déchaînés, le visage giflé par des vagues de pluie, la barbe naissante perlée de gouttelettes d'argent, le jeune homme de la Maison DURAN rassembla tout son monde puis, dans un dernier sursaut d'énergie, arc-bouta la caravane contre la folie des cieux.
La tempête dura dix jours et dix nuits. Une tempête qui transforma le ravin où s'étaient réfugiés les cavaliers et leurs montures, les chameliers et leurs troupeaux, Léon Juda et ses hommes, en un bateau ivre qui risquait de s'enliser définitivement dans la mer de boue qui lui servait de port d'attache.
Le vieux Moktar, maître chamelier devant l'Eternel profita d'une seconde d'accalmie pour alerter le jeune juif.
--"Jamais le tonnerre d'ALLAH n'a envahi le ciel avec une telle violence. C'est mauvais signe, Monseigneur!"
Léon Juda, tout entier tourné vers son destin, esquiva la discrète mise en garde du vieil homme.
--" L'éternel veut m'éprouver dans ma quête d'absolu et de vengeance! Seul son bras pourra m'arrêter ! "
Aussi, au matin du onzième jour, lorsque le soleil renaissant réveilla la caravane, Léon Juda y vit un signe du Tout-Puissant: la guerre DURAN-BACRI entrait dans sa phase décisive.
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Les retrouvailles de Chérif MAHI ED DINE et Léon Juda furent célébrées avec faste et émotion.
La maison du Marabout de la Guetna résonna toute la nuit des musiques orientales et des récits pittoresques ou dramatiques qui émaillèrent leurs huit années de séparation.
Il fut question de l'insolence d'ABD EL KADER pour emmagasiner le savoir, de la décapitation de David DURAN que MAHI ED DINE apprit à connaître puis, à estimer, lors d'un séjour à MASCARA chez son frère Salomon, des transactions commerciales que leur amitié généra et des inimitiés qu'elle engendra de la part de la famille BACRI
L'aube renaissante étirait la plaine de l'Eghriss d'ombres inquiètes et de lumières violentes. Au loin, les chevaux piaffaient d'impatience après un sommeil engourdissant, toussant des nuages de leurs naseaux humides.
Léon Juda, bravant le froid pénétrant, profitait déjà des senteurs poivrées que diffusait, avec largesse, la rosée matinale. Il se surprit à se remémorer une tranche de jeunesse déposée en offrande, quelques années auparavant, sur ce territoire à mi-chemin du judaïsme et de l'islam, en grimpant au sommet de la colline où il aperçut, pour la première fois, le père d'ABD EL KADER.
La journée s'annonçait radieuse, balayée certes, par un vent glacé mais auréolée d'une lumière hivernale qui baignait, déjà, la plaine de l'Eghriss dans un somptueux moutonnement de vagues d'or.
Après la joie des retrouvailles, il préméditait de proposer au Chef de la tribu des "hachem" une alliance commerciale qui bannirait la Maison BACRI du Beylick de l'Ouest.
Fort de l'influence considérable qu'exerçait MAHI ED DINE sur les tribus d'ORANIE malgré son refus d'associer sa puissance à celle de la secte d'AIN MAHDI et de son chef, le Marabout TEDJINI, ennemi juré du Bey, Léon Juda imagina un plan subtil et fructueux pour chaque membre de ce partenariat.
--" Seigneur! Si je te proposais d'aligner mes tarifs sur ceux de mes concurrents maures et juifs, si ta Maison et tes fidèles y trouvaient leur compte, si......."
MAHI ED DINE coupa net les arguments de Léon Juda.
--" Tu veux abattre la Maison BACRI ?"
Le jeune juif ne se déroba qu'une fraction de seconde.
--" Ils ont assassiné mon père......et votre ami, Seigneur! Je dois le venger d'une manière ou d'une autre!"
Le regard gris bleu de MAHI ED DINE s'enroula autour de son jeune protégé, semblant interroger l'âme tourmentée de ce membre de sa famille par le coeur élu. C'est le moment que choisit ABD EL KADER pour entrer précipitamment dans le bureau de son père, en proie à une excitation incontrôlée.
--"Père! J'ai réussi! J'ai réussi!"
--"C'est bien, mon fils! Mais qu'as-tu réussi, au juste ?" s'étonna, amusé, le vieil homme.
--" Je l'ai apprivoisé!" s'exclama ABD EL KADER en prenant ses jambes à son cou pour aller rejoindre l'objet de sa fougue juvénile.
Devant le saisissement de Léon Juda, demeuré interdit durant l'intrusion de son jeune ami, le Marabout de la plaine de l'Eghriss déploya son rire tonitruant qu'il rattrapa au vol pour expliquer la raison de cet enthousiasme.
--" Il a apprivoisé mon cheval, Salem, un superbe pur-sang arabe, déjà trop grand pour moi!"
--" Tu es fier de ton fils, Seigneur ? "
MAHI ED DINE leva les yeux au ciel comme pour y chercher une réponse de satisfaction qui ne déplaise au Tout-Puissant.
--" ALLAH est grand de m'avoir donné un tel descendant".
Il s'avança vers le panorama de la vallée de l'oued EL HAMMAM parsemé de cascades impressionnantes et poursuivit:
--" Le vieux caïd d'ARZEW, Sidi Ahmed BEN TAHAR m'a raconté qu'une nouvelle étoile a allumé le ciel le 15 du mois de l'Egire 1223. Le jour de la naissance de mon fils. C'est le signe du PROPHETE. ABD EL KADER sera grand!
Léon Juda apprécia d'un hochement de tête la prédiction de MAHI ED DINE et la façon dont il appréhendait le destin de son fils.
--" S'il t'arrivait malheur, Seigneur, qu'ALLAH et tous les prophètes de la planète nous en préservent, serais-tu aussi fier d'ABD EL KADER s'il renonçait à te venger ?"
--" Par la parole du PROPHETE, moi, MAHI ED DINE, descendant de MOULAY IDRIS le Médinois, fondateur de FES, et de Sidi ABD EL KADER EL DJILANI, le Saint de BAGDAD, je dois reconnaître que le fils de David DURAN et le descendant de l'illustre "RASHBAZ" est un serpent très habile.................et que tu dois venger ton père!"
Devant la mine radieuse de Léon Juda, le vieil homme conclut:
--"Cela veut dire que nous sommes associés........et que je t'obtiendrai les marchés du Beylical de l'Ouest! INCH' ALLAH! "

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