Pour la première fois
depuis le départ de la casbah, l’enfant prodigue revenait sur le lieu de son
enfance. Il lui semblait être parti depuis un siècle tant le retour fut fêté
par le quartier. Jonas redécouvrait chaque rue, chaque venelle, chaque
commerce.
Il respirait à pleins poumons les odeurs qui s’échappaient de chaque
maison, de chaque échoppe, de chaque kaouadji. Il touchait du bout des
doigts les murs qui semblaient le reconnaître. Les enfants de la casbah, pieds
nus et poitrail au vent, lui rappelaient d’autres chitanes, un
demi-siècle plus tôt. Le temple israélite de la rue Randon où, jadis, il entra
dans le monde des adultes, le jour de sa majorité religieuse, de sa bar
mitsvah, lui parlait de ses épousailles avec la douce Rachel. Les débuts
difficiles à la rue de Toulon, les you-yous qui s’élevèrent, jadis, dans le
ciel de la rue Randon pour annoncer la naissance de ses enfants, le passage
chaque jour à l’atelier sur le chemin du retour de l’école, mille souvenirs
qu’il croyait enfermés à jamais dans son arbre de vie ressurgissaient
subitement au détour d’une fontaine assaillie par une nuée de chitanes.
Il y avait bien
longtemps. Cela lui parut hier ! La rue Marengo, arpentée tant de fois lui
apparut moins pentue, la médersa plus belle et plus blanche qu’à l’accoutumée.
Tout était à sa place et pourtant, tout semblait avoir changé. Était-ce
l’absence qui avait embelli le souvenir ou simplement sa mémoire qui avait
failli ? Il était parti depuis vingt jours et, déjà, l’odeur de son
quartier lui montait au cœur comme le jour où ses parents lui avaient présenté
sa future épouse. Car, en ce lieu et à cette époque, les familles arrangeaient
les mariages, entrant sans façon dans l’intimité des jeunes gens. Omar, le
vieil arabe virtuose du « sfinj » sortit de son échoppe avec, enfermé
dans sa main, un beignet brûlant qu’il offrit à Jonas.
--Pour que, jamais, tu
oublies le quartier !
--Sois sans crainte,
mon ami ! Le quartier il est là ! répondit Jonas en se tapotant la
poitrine à la place du cœur.
Il mordit à belles
dents la pâte moelleuse, tendre et chaude du beignet arabe retrouvant, avec
délice, son goût inimitable.
Fêté par ses amis du
café Lévy, il redevenait lui-même ; un habitant du quartier, des
ruelles en pente qui lui rappelaient sa jeunesse, des cafés maures où
l’on buvait le kaouah turc, espèce de breuvage à boire brûlant, des
commerçants qui perpétuaient avec lui la renommée des anciens et se faisaient
un devoir de proposer des produits de qualité. Et « sa » synagogue,
le temple qui parlait à son cœur d’adolescent, d’homme et de père lorsqu’il
conduisit son fils le jour de sa bar mitsvah et sa fille le jour de son
mariage. Tant de souvenirs se bousculaient dans sa tête pour se faire une place
de choix dans sa mémoire au cours de son parcours initiatique, mais le voyage
au pays du bonheur n’était pas achevé. Il promena sa nostalgie le long des
larges dédales aux ruelles étroites qui descendaient vers la place du
Gouvernement et les quartiers européens, des grandes places aérées aux
fontaines assiégées par une cohorte de chitanes assoiffés, des rues
malfamées et parfois malodorantes. La rue des Gétules où son grand-père
fabriqua ses premiers meubles, l’école communale de la rue du Soudan où il
apprit les rudiments de la langue française, la rue du Rempart qui vit mourir
la vieille tante centenaire, les rues des Trois couleurs, du Lézard, Boutin,
Salluste, Médée autant de souvenirs qui parlaient à son cœur naufragé. Épuisé
par le périple émotionnel, Jonas se réfugia dans l’atelier de la rue de Toulon
où il prit le temps de souffler afin de se remettre de son trouble. Benjamin
comprit son émoi et respecta le silence. Les yeux clos, assis sur la chaise de
cardeur, Jonas respira l’odeur de la colle forte qui lui taquina les narines.
Durant tant d’années, ce parfum entêtant avait embaumé son atelier.
Aujourd’hui, il le reconnaissait comme un vieil ami. Au milieu de ses
souvenirs, il était chez lui. Apaisé. Heureux.
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