26 Juin 1962 – 9 heures 30
La
traversée commence dans la souffrance du déracinement. Chacun s’enferme dans sa
solitude. Je m’enfonce dans la lecture d’un roman au titre incertain qui évoque
le désert de Gobi. Des aventuriers
s’affrontaient dans une course effrénée, attirés par le trésor d’une
civilisation perdue. Je lis, m’évertuant à canaliser les mots qui tentent de
violer mon esprit dispersé. L‘inéluctabilité de mon destin et les questions
restées sans réponse sur la terre natale, le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes, la politique et ses reniements, l’incrédulité de mes compatriotes
français d’Algérie.
Je
m’enlise dans un désert de perplexité. Je m’interroge sur les civilisations
disparues et déjà m’inquiète sur le devenir de la communauté pied noir. Sans l’environnement visuel,
physique et affectif du pays natal, n’allait-elle pas se désagréger, emportée
par le vent qui enfante les tempêtes ?
Evoquer
les amitiés. Espérer les retrouvailles. Imaginer l’avenir. Penser pour ne pas
sombrer. « Demain sera un autre jour » répétait souvent mon
grand-père, idole de mon enfance et de mon adolescence. A ce moment, je fouille dans la poche révolver de mon blue jean’s . J’en sors le vieux
portefeuille marron hérité, vieille relique qui parle à mon cœur et raconte la
vie de l’ancien. Un portrait du vieil homme aux cheveux blanc lissés en fut
extrait. La fierté du visage, l’autorité du regard, la douceur du contour, les
traits durcis par le contraste de la photo signée Pétrusa, célèbre photographe
de Bab El Oued me plongent dans un torrent de souvenirs. Comme j’aurais aimé
vivre à cette époque où la fierté de la France rejaillissait sur chaque
parcelle de territoire et sur chaque
français d’Algérie, comme j’aurais aimé vivre ce temps là où la sueur des
hommes transpirait le respect du travail bien fait pour le bonheur des enfants, oui, j’aurais aimé respirer
l’air de ces hommes-là dont le visage buriné porte témoignage d’une vie
laborieuse entièrement vouée à sa famille.
Assis
à même le sol, isolé de la malheureuse multitude qui accompagne son naufrage, je
vois défiler la morne litanie des visages de mon enfance. Subitement
interrompue pour raison d’état, la mélodie du bonheur se fracasse contre les digues
de la déraison. Mon regard
démissionne de l'Algérie. Mes yeux
refusent de regarder vers le sud.
L’Algérie,
c’est le sud. Mon sud. Le pays natal. Des mots, tout çà ! Des mots qui
étourdissent et qui font mal. Alors, ne
plus voir, ne plus penser, ne plus se souvenir ! La nostalgie, un mot dont
je ne sens pas encore la brulure, dont j’ignore
la trajectoire, que j’écrivais sous la dictée d’un maître d’école mais qui ne m’avait
jamais été présentée. Est-ce une amie au doux regard ou une traîtresse à la langue
fourchue ? A l’aube de ma vie, le sol se dérobe sous mes pas. Que retenir
de mes seize années passées sous le soleil de mon pays perdu. Oui, mon pays car
jamais plus, je ne pourrais revendiquer une appartenance à d’autres
paysages, à d’autres lumières, à d’autres amitiés. J’ai l’étrange sensation de
n’être plus français. La France a renié mon Algérie. Comme un membre amputé, ma terre natale me fait mal. Alger me manque
déjà atrocement. Et l’amère patrie qui s’est détournée de ses enfants d’outre-méditerranée
ne ressemble en rien à cette France grande, belle et généreuse que lui présenta
l’école de Jules Ferry. Je sais que je ne serais plus qu’un français non
pratiquant, un français de pacotille, un juif errant dans ce pays magnifié par
le patriotisme français d’Algérie.
Abandonné
des oiseaux marins, le « Ville d’Oran » s’enfonce dans le silence du malheur. Certains pleurent
dignement comme ce vieil homme à la crinière blanche qui se penche vers moi et
murmure sans me regarder c’est une vie
entière que je laisse derrière moi ! Et continue comme s’il
converse avec lui-même« vous les
jeunes, vous aurez toute une vie pour oublier ! Il a raison et
tort à la fois. Nous, les jeunes, n’avons été riches du bonheur de vivre en
Algérie bien moins longtemps que les
vieux qui ont connu cette fortune.
A
la réflexion, n’aurais-je pas été plus heureux de quitter ma terre natale à un âge
avancé ? Sans doute car j’aurais eu la chance de passer ma vie à l’ombre
des palmiers de ma jeunesse et ma vieillesse à égrener le chapelet de mes
souvenirs algérois. Et qui peut dire si la nostalgie de la terre natale et des
amitiés égarées ne fera pas partie intégrante de l’avenir ? Qui pourrait
le dire mais, dans mon for intérieur, je sais trop bien que ce sentiment de
déraciné marchera toujours à mes côtés. Il suffira d’un bout de soubressade, d’une tramousse ou d’un visage réapparu pour enfoncer le clou dans ma
poitrine et me rappeler l’Absence. Oui, la nostalgie s’insinue en moi alors que
les odeurs et les images ne se sont pas encore dissipées. La mémoire est
offerte à l’exilé afin qu’il se souvienne. Afin qu’il souffre !
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