jeudi 8 mai 2014

LES CAFES DE BAB EL OUED DE HUBERT ZAKINE

EXTRAIT DE "IL ETAIT UNE FOIS BAB EL OUED" 
Le café de Bab El Oued ne possède pas pour vertu première d’étancher la soif de ses clients mais de servir de lieu de rassemblement aux hommes du faubourg, de prolonger l’amitié de l’enfance par la permanence des rencontres.

On y revit sa jeunesse radotée par d’anciens « chitanes » qui se sont écorché les genoux dans les mêmes rues avoisinantes. Mus par un besoin de reconnaissance, nul ne s’aventure à franchir le seuil d’un établissement qui ne parle pas à ses jeunes années. Quel intérêt peut bien exciter la curiosité d’un futur adulte en mal de repères dans un lieu où rien ni personne n’invite à « taper » la belote, la ronda ou la manille ? Où la grande claque dans le dos en guise de bonjour demeure lettre morte, où le regard-girophare ne croise que des visages entraperçus au cours d’un paséo ou d’un match de football inter-quartiers. En effet, la fréquentation d’un café ne dépend que de l’amitié partagée avec autrui, camarade de classe, de jeunesse, de travail ou bien de sport. La boisson ne tire son épingle du jeu que par ricochet car ici, on n’entre pas dans un café en adepte de la « tchitchepoune-mania 1» mais en habitué d’un cercle d’amitié, l’homme de Bab El Oued s’oxygénant chaque jour le cœur et l’âme à la fontaine de jouvence choisie selon des critères bien définis.
Le soir, après le travail ou le dimanche matin, sitôt le petit déjeuner avalé, l’homme du quartier retrouve les gestes naturels d’antan auprès d’anciens camarades de jeux, coéquipiers sportifs, élèves d’une même classe ou les trois à la fois. C’est un besoin viscéral qui le prend par la main pour guider sa mémoire dans les allées de sa jeunesse à peine évanouie. Une farouche envie de perpétuer une amitié que l’Orient teinte d’éternité.
Quoi de plus envoûtant, de plus sensuel que de tremper ses doigts dans une khémia d’anchois ou d’olives, de petite friture ou de tramousses en évoquant des souvenirs partagés par la complicité des culottes courtes? Quoi de plus enrichissant que de « taper une belote » à l’ombre d’une amitié d’enfance aperçue au travers d’un papier rose bonbon, quand le visage poupin transparaît sous la barbe naissante et que défilent les années éblouissantes, les genoux écorchés et les bagarres pour « de faux ». Avec cette certitude inébranlable de vivre ce bonheur simple aux côtés de gens simples, simplement, sans raison que cela s’arrête un jour ou l’autre, bercé par le chant du voisinage, de la famille et de l’amitié.
Contrairement aux brasseries de la ville, Tantonville, Milk Bar et autres Otomatic, les cafés de Bab El Oued n’offrent pas de terrasses aménagées pour le plaisir des yeux, les fameux « conso-mateurs » de jolies promeneuses. L’élément mâle du faubourg ne tient pas en place et il lui semblerait incongru de rester des heures, assis à la même place sans cartes dans les mains. Pour draguer  à mort , il préfère s’adosser à la devanture dans une attitude empruntée à Clark GABLE, Marlon BRANDO, James DEAN ou Elvis PRESLEY, éventuellement faire quelques pas avec la jolie petite qui d’un sourire timide l’encourage à pousser plus avant ses investigations.
A l’intérieur du café, les tablées de belote au pays de CAMUS paraissent plus animées que celles de RAIMU. Pour qui ignore la force de la mauvaise foi, véritable institution en ces lieux dits de convivialité, la bagarre générale dans le «  saloon » semble imminente alors que fusent moqueries et que crépitent rires de complicité et  « tape-cinq »  de connivence.
Il faut dire que Bab El Oued réinvente une nouvelle race de cafetiers, toujours aux petits soins avec une clientèle avide de khémia et de bonne humeur. Chaque établissement conserve ses habitués par la variété et la diversité de son comptoir. ….. Aussi, les patrons de ces auberges du bonheur planquent leur khémia dès qu’ils franchissent le pas de leur porte. Il faut dire que la tentation est forte de goûter à toutes ces fantaisies culinaires très pimentées et salées dont la fonction première est d’assécher le palais. Ainsi se déroule le cycle infernal et divin d’étancher sa soif après « avoir la bouche en feu » et bis répétita. Beaucoup de « tchitchepounes » et autres « kilos », ivrognes en langage pataouête, durent leur état d’ébriété à l’excellence de la khémia avalée qui exigeait d’éteindre le feu de leur bouche par quelques verres d’anisette. Les épouses ne furent jamais dupes et se consolèrent par « l’empressement » de leurs maris au sortir de ces tournées des « pots- pôtes ».
La clientèle sélectionne également son établissement par sa fréquentation et la spécialité de ses services. Au-delà de la khémia qui régale le palais, le sport, le communautarisme, les jeux de cartes, le jacquet, le billard, le ping-foot, ici on ne dit pas Baby-foot, le ping-pong et la musique déterminent le choix des amateurs de cafés.
Affirmer que Bab El Oued manque de ces fontaines de jouvence où l’on chuchote avec un haut-parleur serait pure extravagance. Songez que dès 1837, plus de quatre cents débits de boissons dont plus de cinquante au cœur du faubourg, accueillent civils et militaires qui combattent la chaleur à leur manière. On y boit jusqu’à plus soif et même au-delà, de la bière, de l’absinthe et une liqueur forte, le « trois-six » bientôt supplantées par un breuvage alcoolisé, anisé et rafraîchissant qui deviendra boisson nationale: l’anisette.
C’est la mode des cafés-concerts à Alger mais Bab El Oued conserve à ses bars et ses buvettes son identité italo-espagnole avec des réminiscences de « machisme ». Une femme de bonne éducation s’interdit de franchir le seuil de ces antres enfumés, « lieux de perdition et de débauche » où sévissent aventuriers et spéculateurs. Malgré la modernisation des esprits, le café conservera cette étiquette de lieu de rassemblement des hommes et même,  dans les années soixante, les jeunes filles, à l’instar de leurs mères, adopteront le comportement des femmes en pays méditerranéen où seul, l’homme jouit de certaines prérogatives. En un mot comme en cent, une femme dans un café, c’était « une moins que rien! ».
La nostalgie du pays originel marque de son empreinte la musique échappée des cafés qui tournent résolument le dos au modernisme en diffusant paso dobles ibériques, ritournelles napolitaines ou mélopées judéo-arabes alors que d’autres établissements, apôtres de la jeunesse, s’américanisent aux échos assourdissants d’un juke-box rutilant.
Jusqu’aux derniers instants de la présence française, les cafés demeurent le forum par lequel transitent les idées, les espoirs et les peurs. Ils prolongent les débats politiques entamés la veille au soir sur les balcons, les rencontres de football du dimanche précédent, les défis lancés à l’adversaire d’une partie de belote, de ronda, de schkobe, de manille ou de poker ; théâtres de concours de billards, de ping-foot, de flipper où la tricherie et la mauvaise foi jouent des coudes pour s’affirmer le meilleur ; refuges contre la solitude et soutien contre l’adversité, ils font un pied de nez à la morosité et au découragement ; la bonne humeur et l’entrain s’y invitent sans façon, sans ambiguïté, simplement, avec la recherche de l’amitié pour seul alibi.
En résumé, on n’entre pas dans un café pour le plaisir de boire mais pour retrouver une famille de cœur adoptée par l’enfance. A la vie, à la mort !
Bab El Oued aimait tant ces lieux de convivialité qu’ils parlent encore aujourd’hui à la mémoire de ses enfants, orphelins, loin de la terre natale, de ces enclaves de bonheur à jamais disparues.

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