mardi 17 décembre 2013

EXTRAIT DE "JONAS DE LA CASBAH D'ALGER" DE HUBERT ZAKINE

ALGER 1922
Après une dure journée de travail, Jonas Atlan rangea ses outils de petite menuiserie, jeta un dernier coup d’œil pour voir si tout était en ordre puis ferma son atelier où il entreposait les matelas à garnir de laine. Jonas était le matelassier-ébéniste de la casbah d’Alger, cumulant ses deux métiers avec un égal bonheur. Tantôt, il remplaçait et aérait la laine, tantôt il changeait la toile, piquait sa grande aiguille recourbée pour réaliser la bordure faite de gros bourrelets, tantôt il recollait le bois d'une chaise, d'une table ou d'un lit. Son travail toujours impeccable lui valait une très bonne réputation au sein de la vieille ville, casbah judéo-arabe où il avait ouvert les yeux et qui était fréquentée essentiellement par les descendants des juifs d’Espagne après les inquisitions de 1391 et 1492.
Chaque soir, en descendant la rue Marengo, grande zébrure qui séparait la vieille ville en deux parties bien distinctes, Jonas s'arrêtait au café Lévy pour boire une anisette, geste immuable qui lui donnait l'impression de perpétuer son enfance auprès de ses amis de toujours. Il n'était pas un buveur mais avait un besoin viscéral d'être au milieu de ce peuple pauvre mais très attaché à des valeurs communautaires.
Il était un maillon de cette chaine invisible qui reliait son quartier à Alger et il ne pouvait imaginer quitter la casbah pour habiter un autre quartier. Il avait usé ses culottes sur les bancs de l’école de la rue du Soudan jusqu’à l’âge de douze ans avant de devenir apprenti-matelassier chez son oncle Messaoud. Dans cette petite échoppe, il avait appris à carder la laine, à remplir les matelas et de fil en aiguille, il devint virtuose du marteau et de la boite à outils pour réparer les petits meubles de la clientèle. Pour défouler ses jeunes muscles, il devint le sociétaire du Boxing Club de la rue Juba qui regroupait tous les apprentis boxeurs du quartier.
Après une brillante carrière nord-africaine, il choisit de déposer les armes pour une fille de la rue Boulabah qu’il épousa car en ce lieu et à cette époque, le vieil adage "si tu veux être heureux, marie-toi dans ta rue!" était la priorité des familles. Sa femme, trésor de douceur et de mansuétude, lui avait facilité l'existence tant elle avait collé sa destinée à la sienne. Rachel lui avait donné au prix de mille souffrances un garçon et une fille avant que le médecin de la famille ne lui signifie l'interdiction de procréer à nouveau. Jonas y vit la volonté divine et s'en alla prier au temple de la rue Randon parmi les habitants de la basse casbah. Là, recouvert du talith noir et blanc, il remit le destin de sa famille entre les mains de l'Eternel. Comme beaucoup de ses coreligionnaires, son existence était calquée sur la Thorah, traduction de la parole de l’Eternel, la fatalité orientale en prime. Il partageait son existence entre son travail, sa famille et sa religion. Il ne demandait rien d'autre à la vie que la santé pour les siens, la protection de Hachem et la réussite de ses enfants. Pour son fils, une belle situation et pour sa fille un beau parti.

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