mercredi 29 mai 2013

MARIE TOI DANS TA RUE MON FILS! de Hubert Zakine


Lâchée dans Tel Aviv, autant pour se sentir pour quelques instants israélien que dans le but évident de décompresser, la famille s’invita dans l’une des grandes brasseries de la ville qui resplendissait de jeunesse. Les larmes roulèrent sur les joues de Carmen sans qu’elle y prenne garde. C’est l’oncle Prosper qui brisa le silence en offrant son mouchoir impeccablement repassé à la petite fiancée de son neveu :

--«  Il est plus temps de pleurer ma fille ! Il nous faut lui montrer le visage d’une famille soudée, le regard tourné vers l’espérance d’une vie conforme à ce que la famille a toujours été, c'est-à-dire une famille unie dans la joie comme dans le malheur. C’est pas maintenant qu’on doit craquer. C’est même pas pour nous, pour toi ou pour qui que ce soit, c’est pour Richard et uniquement pour Richard qu’on doit montrer notre meilleur visage." 

Il se tourna vers son frère et sa belle-sœur semblant chercher dans leurs regards une complicité tacite qui l’encouragea dans sa démonstration.

--« Il sera bien temps, plus tard, bien plus tard, quand l’épreuve sera digérée de penser à nous, de penser à notre propre peine et de se lamenter s’il nous reste encore des larmes au fond de nos yeux. Si tu ne te sens pas capable d’assumer cela, si c’est trop dur pour toi et ton entourage, parce que ça va être dur, horriblement dur à supporter, dis toi bien que rien ne sera plus dur à supporter que ce qu’il endure en ce moment et demain, alors, ma fille, il faut renoncer maintenant, pour toi et pour lui. Rien ne te sera jamais reproché, saches –le. On t’aime et on loue ton courage pour ta conversion et pour l’amour que tu as donné à mon neveu que j’aime comme s’il était mon propre fils. Que tu aimes encore, c’est sûr.
Mais, saches aussi et surtout, que l’amour qu’on porte à Richard, y doit nous permettre de soulever des montagnes. Es-tu prête à les soulever avec nous et aussi avec lui ? »
Tout le monde avait écouté l’oncle Prosper religieusement. Chacun savait qu’il ne parlait jamais pour dire des sornettes. Il était le contraire de son frère Léon qui avait toujours un mot pour plaisanter, une histoire à raconter pour rire à gorge déployée, une chanson à lancer à la ronde pour la reprendre en chœur. Mais, là, ils restaient bouche bée. Le frère ainé avait parlé avec son cœur et ses tripes. Il avait utilisé les mots qui pleuraient dans sa tête et les avaient restitués avec talent. Si le moment n’était pas si dramatique avec son fils sur un lit de douleur, il aurait sans doute sorti la plaisanterie habituelle dans ce genre de situation :

--« Tu parles bien avec ta bouche, hein ! On dirait De Gaulle qui ment comme un arracheur de dents ! »
Mais aujourd’hui, il gardait ses facéties pour lui. Il était bouleversé, abattu, impuissant devant la fatalité car c’était bien la fatalité qui avait placé cette mine sur la route empruntée par son garçon et toute cette jeunesse qui ne demandait qu’à vivre dans ce pays qu’ils aimaient tant. Mais la fatalité avait détourné les yeux une seconde et le monde avait basculé. L’enfer était à présent entré dans leur existence pour ne plus en ressortir. Certains avaient rendu les armes, d’autres tenteront de survivre, le rire en berne et la jeunesse égarée dans les méandres de la vie, handicapés à jamais, même entourés de leurs familles ils seront seuls face à leur propre solitude. Ils traineront leur corps mutilé comme un boulet, étonné de leur démarche chaotique lorsque, par inadvertance, leur image se heurtera à la réalité. Ils détesteront la caricature déformée que le miroir leur renverra. Ils n’auront plus cette petite étincelle dans les yeux lorsqu’un regard croisera le leur, persuadés que seul un sentiment d’injustice habille leur image. Ils ne se sentiront jamais plus conquérants et la parodie d’eux-mêmes leur sera insupportable.

Il imaginait mais ne savait pas. La réaction de son fils lui semblait trop polie pour être honnête et n’être dictée que dans le but de protéger sa mère du tourment commun à toutes les mamans de la planète lorsque son enfant est en danger. Il reconnaissait bien là Richard qui savait dissimuler sa peine pour n’affliger personne quitte à jouer une comédie dont il était le metteur en scène mais qui ne trompait guère.

Carmen avait chassé tous les doutes qui planaient au sein de la famille Benaïm sur son aptitude à soutenir son amoureux. Elle s’était confiée avec sincérité à sa future belle mère qui était pourtant dépassée par les évènements mais qui l’écouta avec toute l’attention dont elle était encore capable. Déjà mure pour son âge, elle mesurait toute l’étendue de sa patience ainsi que toute la pugnacité de son amour qu’elle devra déployer pour que Richard trouve belle la vie. La tâche bien que douloureuse était exaltante. Elle ne doutait de rien et surtout pas du sentiment qui la liait à Richard. Aussi, elle ne se posait pas de question sur sa capacité à vivre au côté d’un homme fut-il diminué.
Le soleil ouvrait tout grand ses yeux pour baigner la ville de Tel Aviv dans une douce clarté. Chaude s’annonçait la journée. Déjà, des vieux sportifs jouaient à la raquette sur la plage. « Comme à Alger ! » pensa l’oncle Prosper qui se souvenait de sa jeunesse aux bains Matarèse près de Padovani. Une bande de joyeux drilles s’époumonait à rallier le fameux rocher plat où les amourettes se protégeaient de la surveillance des parents, des « tchitchiqueurs » du ballon rond s’adonnaient au jonglage sous les yeux de jolies spectatrices qui estimaient les qualités footballistiques d’un simple regard échangé avec l’un des jeunes gens, des familles entières préparaient les sandwiches sous l’œil attendri de quelques grands-mères qui épousaient la journée sans faire de vagues, les amateurs se « morfalaient » les frites de la plage, les oublies et les cocas à la « tchoutchouka » ou à la soubressade, arrosées de «Sélecto », ainsi se passaient les journées d’étés en Algérie.
Comme ce temps de la jeunesse et de l’insouciance paraissait lointain, plus encore depuis la tragédie de Charm El Cheik. Les membres de la famille avaient vieilli de dix ans en quelques jours. Même Israël avait perdu tout attrait, ce n’était plus que le lieu où Richard avait été blessé, Richard qui vantait tant Jérusalem, Netanya, et Jaffa dont les ruelles lui rappelaient la casbah d’Alger.
Comme tous les juifs de la planète, n’avaient ils pas rêvé de fouler la terre des aïeux au moins une fois dans leur vie ? Combien de fois avaient ils songé au dernier refuge, à l’ultime voyage de leur éternelle errance, se fondre parmi les gens de ce pays qui offrait a ceux qui n’avaient plus rien, une terre à chérir. Ils en avaient rêvé mais ils attendaient qu’un évènement extérieur les oblige à chanter la phrase qui hante chaque juif : l’an prochain à Jérusalem. La déchirure de l’Algérie fut l’une des occasions ratées de tout envoyer promener pour faire un virage à cent quatre vingt degrés et offrir leur vie à Israël. Mais la perte de l’Algérie fut un cataclysme tel que les victimes de ce chaos eurent besoin de plusieurs années pour rassembler leur énergie afin de repartir dans un pays où tout leur était étranger. Seule la langue leur étant familière.
 
A SUIVRE...................




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