Richard
entra dans la salle de bains pour se faire une beauté sur ordre de sa mère qui
jubilait à l’idée de la surprise qui attendait son fils. L’oncle Prosper qui était de toutes les fêtes
n’aurait voulu pour rien au monde rater ce doux moment d’euphorie si rare
depuis la déchirure de l’abandon de l’Algérie. Il avait eu la douleur de perdre
sa femme sur le marché de Bab El Oued, fauchée par une rafale de mitraillette
tirée à l’aveuglette par une bande descendue de la Casbah, le quartier de
naissance de Prosper et de Blanche, son
épouse. Depuis, il avait épuisé son chagrin sur l’épaule de son cadet. Ses deux autres frères qui habitaient
Nice depuis 1961 l’avaient soutenu mais c’est auprès de Léon et Lisette qu’il
se sentait le mieux, Lisette étant l’amie d’enfance de Blanche. Elle avait
développé une tendresse particulière pour cet homme tout en gentillesse et en
fatalité, en hommage à cette belle-sœur que la vie lui avait offerte le jour de ses dix huit printemps. Depuis,
Prosper et Blanche s’étaient conduits en aînés jusqu’au jour de la déchirure
qui les surprit en plein bonheur par une rafale assassine.
Richard
était prêt à accueillir la divine surprise. La table était mise, le repas
jetait une douce odeur d’épices dans la maison, la sonnette fit le silence dans
l’appartement. Les enfants se disputèrent le privilège d’ouvrir la porte sur la
personne qui allait déclencher le bonheur. Elle apparut, rayonnante dans une
superbe robe bleu ciel assortie à son regard azuré. Richard, mit quelques
secondes à dénouer les fils de sa raison, les larmes au bord du cœur, il
s’approcha de Carmen, encercla son fin visage et contempla le bonheur dans sa
plus belle expression. A cet instant, le monde se résumait à ce visage, à ces
yeux si joliment maquillés, à ces lèvres dessinées par un peintre de génie que
Richard, oublieux des convenances, embrassa longuement, très longuement, sous
le regard attendri de la famille partagée entre le rire et les larmes. Après ce
doux moment d’éternité, Richard transgressa le silence.
--« Alors là, je comprends plus
rien. Je suis complètement largué ! »
--« Ne t’en fais pas, mon
fils ! Avec Carmen, c’est le bonheur qui est rentré dans ta maison. Tout
est arrangé ! Ses parents, sa conversion, elle te
racontera, tu verras, tu vas pas en revenir. Mais c’est à elle de te raconter
tout ça. »
--« Entres ma fille ! »
Richard
était sur un nuage. Il avait suffi qu’il aille faire son service militaire en
Israël pour que tout ce qui obscurcissait sa vie future s’illumine comme par
enchantement, comme par miracle. Il n’était pas loin de croire à une
intervention divine tant le changement s’était opéré dans la douceur et surtout
sans sa présence à Cannes. Comme si Hachem avait voulu le libérer d’un
souci récurent afin de mieux se
consacrer à la mission sacrée de défendre son pays. Les questions lui brulaient
les lèvres mais sa mère avait raison, les explications de ce bouleversement
revenaient de droit à Carmen. Pour le moment, ses parents, son oncle, son
frère, sa petite sœur et sa fleur de Perrégaux étaient sa priorité et les
questions fusaient de partout sur Israël, sur l’armée israélienne, sur Netanya,
sur son ami Victor, sur son isolement et surtout si son désir de partir de
France était toujours d’actualité. Il s’époumona tout au long de l’après midi à
vanter ce petit pays qui, à présent, lui collait à la peau, où il avait
l’intention de s’installer le service militaire terminé.
--« Vous aimerez ce pays, d’abord
parce que c’est le pays de nos ancêtres, ensuite c’est un pays neuf où tout est
à faire et là-bas, on se sent chez soi, enfin chez nous. »
Tout en parlant, il regardait tour à tour sa
mère et Carmen, cherchant dans leurs regards un encouragement car il savait que
seul l’agrément féminin prévaudrait dans la décision de faire l’alyah de la
famille.
Richard
raccompagna Carmen, s’isolant des regards indiscrets pour échanger baisers et
caresses avec celle qui avait occupé ses pensées jour et nuit. Elle comprit le
sacrifice de celui qu’elle aimait tant. Aussi, lors d’un baiser plus appuyé,
elle promit
--« Puisque plus rien ne nous en
empêche, demain je serai à toi ! j’en ai envie autant que
toi. ! »
--« Cette fois, je suis d’accord à
deux cent pour cent ! Et je doute fort que tu en aies envie autant que
moi, ça je te l’assure, mon amour. »
Un
baiser scella leur accord et le rendez vous pour le lendemain leur parut une
éternité.
Les
deux enfants se regardaient, nus dans la pénombre, fourbus de tant de passion,
étonnés de tant de plaisir heureux de tant d’amour. Leurs regards riaient du
bon tour qu’ils avaient joué à la vie en émancipant leur amour platonique au
cours d’une après midi tantôt tumultueuse tantôt câline. Quand ils rejoignirent
le reste de la famille pour le diner de shabbat, Carmen s’était maquillée plus
que de raison de peur de rougir à la moindre occasion et son regard espiègle évita
de croiser celui de Richard plus heureux que jamais.
Tout
au long de sa permission, les deux tourtereaux s’en donnèrent à cœur joie,
partageant leur temps entre une chambre d’hôtel et la plage, Carmen racontant
dans le menu détail le moment délicat où ses parents basculèrent dans son camp,
lassés de vaines disputes sur la religion, sur les ancêtres « qui doivent
se retourner dans leurs tombes », sur l’abandon des valeurs du catéchisme,
sur le judaïsme « que c’est des gens à part». Et surtout sur les cours
suivis chez le rabbin Zekri en vue de la conversion.
Richard,
visiblement touché par cette nouvelle, questionna Carmen, lui faisant subir un
véritable interrogatoire tant il était stupéfait de la détermination de sa
belle. Stupéfait et ravi devant ce petit bout de femme qui avait bravé tous les
interdits pour surmonter les obstacles que la vie avait dressés devant elle.
Leur
entretien avec le rabbin avait dissipé tous les malentendus et l’amour des deux
enfants réjouissait tant l’homme de Dieu qu’il avait fixé une date pour la
conversion. Les Solivérès accueillirent
à leur table Richard avec beaucoup de
chaleur, comme un membre de la famille qu’il était devenu et Carmen avait arrondi
les angles chaque fois que ce fut nécessaire avec une diplomatie de bon aloi.
Le
jeune soldat regagna son unité israélienne avec dans le cœur un sentiment
partagé entre la joie et le désenchantement. Il suffisait de revoir le visage
de sa mère, soucieuse jusqu’à la déraison, la pomme à épingle de son père, le
centimètre autour du cou et la craie de tailleur à la main, ses petits frère et
sœur toujours aussi adorables, sa famille réunie autour de la table de shabbat
et de l’oncle Prosper pour se dire combien était belle la vie agrémentée du
sourire, de l’amour et du corps de Carmen pour aussitôt côtoyer le
désenchantement de la difficulté de réaliser l’alyah de sa famille. Une famille
juive et pied noir certes mais avec des habitudes et des repères bien français,
bien établis après un rapatriement ô combien difficile et une adaptation à la
vie métropolitaine qui a longtemps désarçonné les plus vieux comme les plus
jeunes. Comment les Benaïm allaient appréhender l’idée d’un deuxième
rapatriement certes désiré mais rapatriement tout de même avec armes et bagages
pour le bonheur de Richard ? Comment sa douce allait trouver les
ressources pour abandonner une nouvelle fois son « chez elle » si son
mari se décidait à emboiter le pas de son fils ? Richard se posait toutes
ces questions alors qu’il avait seulement frôlé le sujet avec son père et son
oncle de peur sans doute d’être confronté à une fin de non-recevoir. Mais bien
vite, ses pensées glissaient sur Carmen, sa petite fiancée pied noir, qui avait
su se rendre indispensable dans son désir de bâtir une vie à deux mais
également à maman Benaïm qui ne tarissait pas d’éloges sur sa future belle
fille. Aussi, c’est le cœur empli d’amour et de gratitude qu’il s’était rendu à
son premier rendez vous d’union absolue avec sa belle. Et à présent, il savait
que rien ni personne ne se mettrait en travers de la route fleurie tracée par
la belle perrégauloise. Il se remémorait toutes les journées passées à Cannes
en famille, à la plage avec son petit frère ou en tête à tête avec Carmen,
isolés malgré la multitude, cette béatitude qui s’emparait de son corps allongé
auprès de sa sirène, la tête dans les nuages et le cœur bercé par une musique
orientale pleurée par le violon de son père et le luth de son oncle, la voix si
douce de sa mère et sa propension au mauvais sang telle une seconde nature, la
journée passée chez ses futurs beaux parents et l’explication de la cacherout,
mille détails sur la vie d’un couple de
religion israélite qu’ils devront côtoyer, inviter et recevoir au sein de leur
famille, le baiser du rabbin qui scella le pacte d’amour avec le judaïsme de
son couple, et surtout cette découverte du corps superbe de Carmen, promesse de
lendemains qui chantent et de nuits sans
sommeil, promesse de bonheur tout simplement.
Même
s’il avait connu la chance suprême de revoir ses amis d’Alger Paulo et Jacky
débarquer à Cannes la veille de son départ, il regrettait de n’avoir pu leur
consacrer que le temps d’une pancha dans la méditerranée, d’un fou rire
d’enfance, d’un tape-cinq de connivence. Il leur avait parlé de Victor, l’autre
soldat de Tsahal, de leur projet de
s’installer à Netanya après le service, de l’abnégation de Carmen à présent
partie intégrante de son avenir, d’Alger
qui était toujours plantée dans son cœur comme une blessure éternelle
qui s’estompe occasionnellement mais ne disparaît jamais, de l’amitié de
l’enfance qui court dans ses veines mais ne s’épuisera qu’à son souffle
dernier.
Le
rabbin avait fixé la date de l’examen de la conversion pour la fin d’année,
après Yom Kippour. Elle était heureuse, elle avait beau regarder par le petit
bout de la lorgnette, tout lui paraissait synonyme de bonheur, de joie, d’allégresse.
Aucune n’ombre au tableau, ses parents, ses beaux parents, Richard qu’elle
aimait plus que tout, une route dégagée
de tout obstacle et la vie qui attendait
pour l’emporter sur ses grandes ailes vers sa destinée.
Lisette
Benaïm aurait pu, avec la superstition judéo-arabe qui l’habitait, ouvrir toute
grande sa main en guise de protection :
--« Hou, ma fille, arrête de te
mettre les yeux toute seule, va ! »
Mais
la jeunesse a le privilège de l’insouciance et Carmen y puisait l’absolue
certitude de sa bonne étoile.
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