Richard était à mille lieues de se douter de ce qui
tramait dans son dos car les deux femmes avaient passé un accord tacite pour
cacher le nouveau lien qui s’était noué entre elles. Sa maman tenait à ce que
la divulgation de la conversion de Carmen appartenait à la jeune fille et à
elle seule. Aussi, décida-t- de lui laisser tout loisir d’en fixer la date.
Richard avait pris ses marques et, à présent, tel un
poisson dans l’eau, il se mouvait dans cette unité de l’armée israélienne comme
un vieux briscard. Le soleil l’accompagnait dans toutes ses tâches, le torse nu
et la tête protégée par une casquette « à la Bigeard » lui
rappelant l’impact du général français sur l’optimisme de la jeunesse de son
Algérie. La chaleur ralentissait tous les gestes mais ici, point d’arroseur des
rues qui rafraichissait le quartier
comme dans son faubourg de Bab El Oued à l’heure de la sieste. Parfois, la tête
bouillonnante d’images de jadis, il se faisait violence pour les ranger dans
l’armoire aux souvenirs afin de vivre l’instant présent. Alors il regardait sa
nouvelle vie droit dans les yeux, à en perdre la vue, à en oublier la France pour jouir du partage de la vie des
pionniers de cette nouvelle colonisation.
Ses camarades étaient, comme lui, des gamins sur les épaules desquels reposait
la stabilité du pays obligé de faire feu des quatre fers pour maintenir des
troupes sur ce bout de terre convoité par trois cent millions d’arabes. Il se
sentait investi d’une mission sacrée que chaque juif relayait dans son foyer,
au sein de chaque communauté, au cœur de chaque synagogue, partout où le souffle divin d’un enfant se fait entendre.
Il était bien dans ce pays des rois d’Israël, il s’y sentait chez lui, lui l’orphelin
de terre natale. Il partageait la fierté qui éclaboussait la nation toute
entière avec ce petit plus ressenti par un vaincu de l’histoire enfin
récompensé par le destin. Un destin hors du commun d’un petit français d’Algérie
qui avait opté pour le pays de ses ancêtres avec un slogan repris par tous les
juifs de la planète : l’an prochain à Jérusalem.
Il repensait à l’émotion qui envahissait son père quand
de son exil involontaire, il rencontrait un ami du temps passé. Du temps
lointain de son service militaire, de la guerre 39-45, de la fierté de servir
la France, de Monte Cassino, de souvenirs douloureux dont il chassait l’image
pour ne garder que les instants
privilégiés d’amitié qui restent gravés à jamais dans une mémoire dont il ne
veut ni ne peut se défaire. A son tour, à présent, d’écrire les pages de sa vie
militaire qui tourneront le dos à l’oubli pour se ranger aux côtés d’autres
pages dans le grand livre de son arbre de vie.
--« Et alors, qu’est ce tu vas faire, tu vas renier
ta fille parce qu’elle veut se marier avec un juif ? »
--« Et pourquoi
pas ? Elle s’est demandé si ça me faisait mal, elle me connaît quand même,
elle savait que je le prendrais pas avec détachement! Et puis, y avait pas
assez de pieds noirs catholiques à marier, il a fallu qu’elle nous ramène un
juif. »
Il s’arrêta un instant comme si ses mots le choquaient.
Tous ses amis de Perrégaux étaient des espagnols mais également des juifs venus
de Grenade, Valence ou d’ailleurs.
Il poursuivit :
--« Attention
j’ai rien contre lui ni contre les juifs, mais pour ma fille, je voulais un
chrétien, qui va à l’église, même qui va
pas à l’église. Juste sur moi, c’est tombé. »
--« C’est tombé
sur nous parce que ta fille, elle est tombée amoureuse d’un juif. Elle a rien
calculé, c’est pas contre toi ni contre moi. Le seul fautif, c’est l’amour. Et
puis, je connais ma fille, elle fera rien contre nous, elle sera simplement la
femme de Richard. Et elle restera ta fille. Au contraire, elle nous sera
reconnaissante d’être auprès d’elle et non contre elle. C’est sa vie. Notre
devoir c’est de la rendre heureuse. Tant que tu donneras pas ton consentement,
elle sera malheureuse. Ca, c’est
incontestable !»
Joseph Solivérès se leva lourdement de son fauteuil sans
dire un mot, Il déposa un baiser sur les cheveux de sa femme, enfila sa veste
en gabardine et sortit de la maison. Rosette comprit alors que son mari se
dirigeait vers la petite chapelle de Saint Augustin pour parler avec son fils endormi
au cimetière de Perrégaux. Malgré l’émotion qu’elle ressentait à chaque
évocation du monologue de son époux avec son fils disparu, elle savait que
Carmen avait gagné.
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