Confrontée à la solitude, elle pensa à sa grand-mère.
Femme très en avance sur son temps, cette suffragette en jupons fut une jeune
fille rebelle à tout mariage. De condition modeste, elle refusa tous les partis
au grand désespoir de ses parents pour vivre une existence en marge de la
bienséance. Elle se fit une belle réputation de tragédienne sur les scènes
parisiennes à une époque où les jeunes filles de bonne famille ne songeaient
qu’au mariage. Une fois couronnée par la critique, elle effectua un voyage
à Alger qu’elle imagina triomphal.
Hélas, ce fut un fiasco d’ordre familial cinglant comme un coup de fouet dont
elle ne se remit jamais. Après bien des tourments, elle sombra dans l’alcool
jusqu’au jour où un riche homme d’affaires s’amouracha d’elle au point de
l’épouser et d’acheter une belle propriété vinicole près de Miliana. A présent,
la soixantaine couronnée par un chignon et un port de tête altier, elle
impressionnait tout son monde par une diction parfaite et un accent parisien qui tranchait singulièrement avec son entourage familial.
Au fil des années, elle avait su se faire pardonner la vie dissolue de sa
carrière artistique par un comportement irréprochable auprès de son mari qu’une
malaria terrassa un matin froid comme la mort. Revenue à Alger, elle s’installa
dans un appartement de la rue Michelet puis, après l’exode dans une villa sur
les hauteurs de Cannes.
Carmen poussa le portail de la villa de sa grand-mère.
Elle aimait venir la surprendre au milieu de la journée pour sa promenade au
bord de la grande bleue. Solitaire dans sa grande maison, la vieille dame
faisait toujours une entorse pour sa petite fille qu’elle invitait souvent à sa
table. Carmen se délectait des histoires extraordinaires de sa vie qu’elle
comparait à un roman fleuve où l’amour était omniprésent mais souvent
malheureux. Qui avait assez vécu de vies pour la conseiller judicieusement, qui
mieux que sa grand-mère possédait assez de recul pour juger la situation,
adossée à l’expérience emmagasinée les jours violents et les nuits de fête ? Qui mieux que cette femme au
caractère bien trempé, rejetée de partout qui s’était pourtant fait une place
au soleil de Dieu, qui mieux que sa grand-mère serait touchée par un amour
aussi grand et désespéré ?
Carmen se confia
comme jamais, lui raconta dans le
moindre détail la relation amoureuse qu’elle entretenait avec Richard, son
désir d’embrasser la religion juive au grand dam de ses parents, le
bouleversement qui en découlait au sein
de la famille et l’ultimatum du rabbin pour le bien de son engagement et la promesse de son père
de renier sa fille.
--« Tu seras
bientôt une femme, la vie t’attend. Ouvre les bras et enlace-la comme on
s’accroche à une bouée de sauvetage. Si tu aimes ce garçon qu’il soit juif ou
chrétien, ne le lâche pas. C’est l’expérience qui parle par ma voix. Pour
embrasser une carrière artistique, j’ai dû surmonter bien des obstacles
autrement plus hauts et plus ardus. Une
fille de mon époque et de ma condition n’avait d’autre choix qu’un mariage avec
un homme sélectionné par la famille. J’ai tenu bon contre vents et marées, on
m’a traîné dans la boue, je l’ai sans doute mérité mais j’ai fait ce j’ai
voulu. On n’a qu’une vie alors vis la, sans remords et sans regrets. Personne
ne vivra à ta place. Alors, ma fille, ne
rates pas le train de ta vie, fonce ! »
Richard, délesté de tout souci, ne se doutait pas de
l’épreuve de force menée par Carmen auprès de ses parents. Il vivait son
aventure militaire comme une opération à cœur ouvert, à corps perdu vers ce paradis
de cailloux que d’autres avant lui avaient tant aimé qu’ils en avaient fait un
pays où tout était possible. Un pays où d’autres avant lui avaient replanté
leurs racines arrachées dans des pays
arabes et en Europe par le soleil noir du nazisme. Un pays renaissant que les
cendres de l’histoire saupoudraient d’espérance que la mémoire d’Abraham
entretenait dans les yeux des écoliers d’Israël. Oui, ce pays fier de ses
ancêtres et de leur histoire s’était donné à Richard comme un nouveau né
ouvrant ses bras à sa maman, avec le désir de se réchauffer contre son sein, se
nourrir et grandir pour, plus tard, la protéger à son tour et écrire avec
d’autres la plus belle histoire qui soit : l’histoire d’Israël.
Richard avait reçu son affectation pour Charm El Cheik où
son unité prenait la relève pour une période de six mois. Cela voulait dire que
durant ce laps de temps aucune permission ne lui serait accordée pour abreuver sa soif d’apprendre auprès d’une
population venue d’horizons si différents.
Il n’était pas si loin le temps où, en Algérie, auprès d’italiens, d’espagnols, d’arabes, de
kabyles, de juifs, de mahonnais, de maltais et de français, il s’était senti
comme un poisson dans l’eau. Venus eux aussi, d’horizons différents pour le
meilleur et pour le pire, ces aventuriers des temps modernes avaient épousé la
France en offrant leur sueur à une grande œuvre civilisatrice. Chacun déploya
son savoir pour le bienfait d’un pays en devenir à l’instar d’Israël avec au
bout du cœur le bonheur de ses enfants. C’était le temps de l’insouciance et de
l’amitié des rues qui s’entretenait chaque jour par la permanence des
rencontres, quand les cafés se partageaient une clientèle attirée par la
belote, la manille ou la ronda plutôt que par l’anisette, quand les résultats
sportifs commentés le dimanche soir à la tombée du jour donnaient lieu à
d’amicales disputes de bonne santé, quand ces lieux de vie réservés
essentiellement aux hommes étaient troublés par la présence d’une femme
aussitôt détaillée comme une bête curieuse, aux rendez vous du dimanche matin
chez le coiffeur, cet ami chez qui on se faisait des amis, aux réunions de
famille tonitruantes renouvelées chaque semaine où le rire déclenchait le
fou-rire à chaque plaisanterie et où le jacquet, le domino ou la belote se
disputaient les faveurs des hommes de la famille tandis que les femmes assises
autour de la table « tchortchoraient » à en perdre haleine. Oui, il
était encore dans sa mémoire le temps des culottes courtes que l’on usait sur
les bancs de l’école, les devoirs que l’on recopiait avant d’entrer en classe dans
une entrée de maison qui servait
également à régler son compte à un camarade trop zélé, les petites fiancées qui
flattaient l’égo des apprentis Don Juan et faisaient « marronner »
les laissés pour compte ou simplement les timides, les étés resplendissants, la
brulure du soleil d’Algérie surnommé Kadour, les dimanches d’été dans les
cabanons, paradis des humbles gens, les fêtes de quartier qui jetaient les
habitants dans les rues et les jardins quand le crépuscule rafraichissait la
blanche cité, et bien des choses encore qui remontaient le fleuve de sa
mémoire.
A présent adulte, il savait gré à son enfance de lui avoir
apporté sur un plateau d’argent autant de souvenirs tenaces, fidèles d’entre les
fidèles, enrubannés et rangés dans le coffre du passé.
Sa nouvelle affectation lui permit le temps d’un week end
de célébrer un dernier shabbat en
famille chez son ami de Blida. Plus à l’aise chez cette famille qui
l’accueillait comme son propre fils, Richard put tout à loisir s’apercevoir que
Mériam, la sœur cadette de Norbert, toute en douceur et en sourire, était une
bien jolie fleur qui méritait bien plus d’attention. Le regard retenu et le sourire à peine esquissé, elle
emprisonna la pensée de Richard toute la
soirée. Le lendemain, les garçons proposèrent aux filles de la maison de les
accompagner dans leur sortie du samedi matin. Richard revisitait ainsi les promenades
dominicales algéroises quand les mères jetaient dans la rue époux et fils pour
« ne pas les avoir dans les jambes ». Les hommes profitaient du
soleil de l’amitié au café tandis que les jeunes draguaient les belles filles
en fleurs. C’était la grande farandole des sentiments, la grande parade des sourires enjôleurs, le
grand parjure des promesses éternelles qui ne duraient que le temps d’une balade
au bord de la mer, d’un baiser volé dans une entrée de maison, d’un rendez vous
arraché à la sauvette.
–« Attendez moi
là, viens Rachel, on va voir tonton Itzhak ! ». Norbert entraîna
sa petite sœur, laissant Richard et Mériam seuls sans qu’ils aient pu émettre
la moindre opposition. Si son frère avait voulu laisser les deux jeunes gens en
tête à tête, il ne se serait pas pris
autrement. Richard en fut visiblement gêné et cela se vit comme le nez au
milieu de la figure. Mériam s’en aperçut et après un court instant
d’hésitation, prit le parti d’en rire ce qui détendit l’atmosphère. Mais
Richard se rendit compte immédiatement que la pente glissante qu’il avait eu la
tentation d’emprunter risquait de lui laisser des bleus à l’âme. Sans parler de
Mériam qui était une jolie jeune fille sérieuse qu’il ne désirait surtout pas
abuser. C’est avec des mots en pointillé et une infinie précaution qu’il lui
révéla l’existence de Carmen et son désir de partager sa vie. Mériam sembla
accuser le coup avec philosophie et fatalité. Mais son regard se perdit dans la
multitude et son beau visage se figea dans un rictus que l’arrivée de son frère
et de sa petite sœur dérida. Le samedi se passa en famille comme se passaient
les dimanches algérois avec les cartes et le café au lait de la fin d’après
midi. Quelque chose s’était effilochée tout au long de cette journée sans que
les Narboni s’en aperçoivent. Les parents de Norbert avaient échafaudé le
projet de voir leur fille fréquenter cet algérois qui plaisait bien à toute la
famille. Il serait bien temps de dissiper ce malentendu après le séjour à Charm
El Cheik.
A SUIVRE...................
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