Le 6 décembre, le Duc de ROVIGO mit fin à l'intérim
du Général BERTHEZENE à la tête des troupes françaises, laissant les israélites
et les maures perplexes devant la politique incertaine du " un pas en
avant, deux pas en arrière " de PARIS et de la valse-hésitation de ses
commandants en chef.
La destitution du Chef de la Nation Juive fut
officialisée quelques jours plus tard et un triumvirat composé de Léon Juda BEN
DURAN, Aaron MOATTI et Jacob AMAR pourvoya aux destinées de la communauté.
La synagogue est un lieu de prière. Tant de juifs
"errants" prièrent sous les étoiles, tant de juifs persécutés
prièrent en silence dans le chuchotement de la peur, tant de juifs prièrent
dans la tourmente d'un pogrom provoqué ou spontané que la prière restera
toujours un symbole de vie et de joie. Et la synagogue, un lieu où se chante
l'espérance.
Les Temples d'ALGER ne dérogeaient pas à une règle
non écrite mais reconnue de tous. Le murmure était banni de ces enceintes où
l'on évoquait l'Eternel pour mieux jouir de cette liberté de culte consentie
avec parcimonie sous d'autres latitudes et d'autres régimes. Lorsqu'elle
n'était pas interdite. La parole, en ces lieux sacrés, devenait tumulte. Le
rire tonitruant et les "you-you" familiers répercutaient le bonheur
d'exister au sein d'un peuple voué à l'extermination par la bêtise des hommes.
Chaque louange semblait une victoire sur l'adversité. Chaque veilleuse qui
brûlait dans son bain d'huile pour l'âme d'un défunt illuminait le regard des
vivants. ALGER la juive s'époumonait de chants liturgiques venus de la nuit des
temps, emportés dans les bagages d'une éternelle errance. Mais ALGER la juive
devenait, au fil du temps, ALGER la française et rien de ce qui concernait les
deux identités de sa ville natale ne laissait indifférente la communauté de
Léon Juda BEN DURAN.
Aussi, commentaires et supputations accompagnèrent
la nomination de SAVARY, duc DE ROVIGO dans le brouhaha d'une veillée de "shabbat"
mémorable où les notables dressèrent un énième plan de séduction envers le
énième Commandant en Chef de l'armée française.
*****
Léon Juda suivait l'évolution de la situation au
titre de "moqqadem"
mais également à celui de chef de famille et, par conséquent, de chef
d'entreprise. Il lui fallait se tenir au fait des expéditions militaires et des besoins des soldats en
collaboration avec l'Intendant, le Baron BONDURAND, des axes libres pour
affréter des caravanes en partance pour de lointains périples loin des zones de
combats, à l'Est comme à l'Ouest, tout en élevant ses fils David et Aaron, en
âge de recevoir les premiers rudiments du négoce et des langues étrangères.
Charge pour son épouse Nedjemah, de transmettre à ses filles Biba et Mériam le
savoir d'une bonne épouse.
La communauté se débattait dans un labyrinthe de
contradictions touchant au devenir du judaïsme maghrébin. Le Consistoire
Central de FRANCE se heurtait à une volonté farouchement enracinée dans ses
certitudes de maintenir la loi mosaïque sur ce morceau d'AFRIQUE.
Pourtant l'émancipation débouchait, inévitablement,
sur la civilisation européenne, terre de progrès. Forts de leur expérience
acquise tout au long d'une carrière commerciale qui les vît débarquer dans tous
les ports et dans de nombreuses cités, les dirigeants de la communauté usèrent
toute leur diplomatie à tenter de convaincre les "Rabbins" du
bien fondé de leur démarche pro-française. Et, bien que le judaïsme de FRANCE
exhortait les juifs indigènes à revêtir la tunique tricolore, les siècles
d'histoire retardaient les élans sincères des détenteurs du savoir des choses
de la religion. Aussi, vit-on le rabbin LAZARUS, envoyé spécial du Consistoire
Central, débarquer à ALGER afin de poser un ultimatum à l'élite juive
rabbinique. Au cours d'un entretien tumultueux, il ordonna la présence d'enfants
juifs dans les premières écoles françaises désirées par l'administrateur du
Ministère Public GENTY DE BUSSY.
Le feu qui couvait depuis l'arrivée des Français
enflamma le pays tout entier. Les "sages"
de toutes les grandes villes des possessions françaises d'Afrique du Nord se
réunirent dans la grande synagogue SARFATI au cours d'un colloque extraordinaire.
--" Le
Judaïsme français n'abandonnera jamais les écoles hébraïques!"
--" La
loi de MOÏSE est notre seule loi!"
--" Si
nos enfants fréquentent les écoles françaises, ils fréquenteront des écoles
laïques! "
--" Ils
se détourneront de l'héritage de leurs pères!"
Le débat fut houleux. Chaque camp tenta d'ébranler
les convictions de l'adversaire dans un chahut indescriptible qui sidéra le
représentant du Consistoire Central. Habitué aux discussions feutrées au sein
des synagogues françaises où la prière tenait lieu de respiration, il
découvrait, effaré, un monde juif
ignoré, exubérant, théâtral, fermement ancré dans ses croyances, aux antipodes
du judaïsme pratiqué à PARIS, AVIGNON ou MARSEILLE. Pourtant, il ne pouvait
dénigrer ses frères en ignorant le contexte politique, social et géographique.
Tout était lié. L'empire ottoman avait laissé sa trace et les juifs des
Possessions Françaises d'Afrique du Nord sortaient, à grande peine, la tête de
l'eau sans connaître les intentions du bateau tricolore qui venait les sauver.
Aaron MOATTI et Léon Juda accompagnèrent le rabbin
LAZARUS au quai d'embarquement. Devant la mine contrite du rabbin alsacien,
Aaron promit de tout mettre en oeuvre afin de trouver sinon un terrain
d'entente, du moins un compromis.
--"Il
faut du temps à un enfant pour naître. Mais il faut plus de temps à un mort
pour ressusciter! Le judaïsme d'ALGER sort à peine de l'obscurantisme ottoman.
La lumière française l'éblouit et il ne parvient pas encore à ouvrir tout grand
les yeux! Sa vue est trouble et ce qu'il voit lui fait peur car la main qui est
tendue vers lui, il ne la distingue pas bien. Tient-elle un couteau ou un épi
de blé ? Va t-elle tout raser ou tout enchanter? A toutes ces questions, le juif
de ce pays n'a pas de réponse! Alors, Monsieur le RABBIN, rentrez chez vous et
dites leur là-bas, que le juif indigène a sa propre histoire mais qu'il partage
avec tous ses frères d'ailleurs et d'ici, le destin d'un peuple voué à une
éternelle errance. Il n'est ni meilleur ni pire que tous les autres juifs de la
planète. Il reste fidèle à son passé millénaire et, n'en doutez pas, saura, le
jour venu, regarder vers d'autres cieux. Si ce doit être le ciel de FRANCE, ce
sera le ciel de FRANCE. Mektoub!"
Aaron MOATTI était le doyen des chefs de la
communauté. Son autorité naturelle en était renforcée sans qu'il en jouât outre
mesure. Mais ce conflit avec le judaïsme français risquait d'entretenir un
climat de méfiance et déborder du cadre strictement juif en sabordant les
bonnes relations judéo-françaises. Aussi, du haut de la "tebbah", lors
d'un discours solennel, il imposa, avec force, l'inscription de vingt garçons
issus de la bourgeoisie juive dans l'école de FRANCE, estimant qu'il revenait
aux familles des notables de donner l'exemple, elles qui risquaient plus que
tout autre, la perte de leurs privilèges. En fin d'année scolaire, un bilan
serait établi sur l'enseignement prodigué et les conséquences sur la vie juive
des élèves scolarisés. Si les conclusions d'un comité des sages, spécialement
assermenté pour cette étude, s'avéraient négatives, les enfants réintégreraient
l'école hébraïque. Par contre, si d'aventure, le bénéfice du savoir de FRANCE
s'auréolait du respect de la loi de MOÏSE, tous les garçons juifs en âge d'être
scolarisés fréquenteraient, sans réserve, les bancs des écoles de GENTY DE
BUSSY. Charge aux parents et aux rabbins de leur transmettre la foi religieuse
et le "Talmud Thora".
La sagesse l'emporta car nul ne désirait heurter la
communauté française même si quelques irréductibles durent se plier, bien
malgré eux, à la volonté générale. Et
nul en ce pays ne pouvait se prévaloir de tenir tête à une grande nation comme
la FRANCE.
A SUIVRE.........................
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire