mercredi 4 juillet 2012

MARIE-TOI DANS TA RUE MON FILS de Hubert Zakine

Confrontée à la solitude, elle pensa à sa grand-mère. Femme très en avance sur son temps, cette suffragette en jupons fut une jeune fille rebelle à tout mariage. De condition modeste, elle refusa tous les partis au grand désespoir de ses parents pour vivre une existence en marge de la bienséance. Elle se fit une belle réputation de tragédienne sur les scènes parisiennes à une époque où les jeunes filles de bonne famille ne songeaient qu’au mariage. Une fois couronnée par la critique, elle effectua un voyage à Alger qu’elle imagina triomphal. Hélas, ce fut un fiasco d’ordre familial cinglant comme un coup de fouet dont elle ne se remit jamais. Après bien des tourments, elle sombra dans l’alcool jusqu’au jour où un riche homme d’affaires s’amouracha d’elle au point de l’épouser et d’acheter une belle propriété vinicole près de Miliana. A présent, la soixantaine couronnée par un chignon et un port de tête altier, elle impressionnait tout son monde par une diction parfaite et un accent parisien qui tranchait singulièrement avec son entourage familial. Au fil des années, elle avait su se faire pardonner la vie dissolue de sa carrière artistique par un comportement irréprochable auprès de son mari qu’une malaria terrassa un matin froid comme la mort. Revenue à Alger, elle s’installa dans un appartement de la rue Michelet puis, après l’exode dans une villa sur les hauteurs de Cannes.

Carmen poussa le portail de la villa de sa grand-mère. Elle aimait venir la surprendre au milieu de la journée pour sa promenade au bord de la grande bleue. Solitaire dans sa grande maison, la vieille dame faisait toujours une entorse pour sa petite fille qu’elle invitait souvent à sa table. Carmen se délectait des histoires extraordinaires de sa vie qu’elle comparait à un roman fleuve où l’amour était omniprésent mais souvent malheureux. Qui avait assez vécu de vies pour la conseiller judicieusement, qui mieux que sa grand-mère possédait assez de recul pour juger la situation, adossée à l’expérience emmagasinée les jours violents et les nuits de fête ? Qui mieux que cette femme au caractère bien trempé, rejetée de partout qui s’était pourtant fait une place au soleil de Dieu, qui mieux que sa grand-mère serait touchée par un amour aussi grand et désespéré ?

Carmen se confia comme jamais, lui raconta dans le moindre détail la relation amoureuse qu’elle entretenait avec Richard, son désir d’embrasser la religion juive au grand dam de ses parents, le bouleversement qui en découlait au sein de la famille et l’ultimatum du rabbin pour le bien de son engagement et la promesse de son père de renier sa fille.

--« Tu seras bientôt une femme, la vie t’attend. Ouvre les bras et enlace-la comme on s’accroche à une bouée de sauvetage. Si tu aimes ce garçon qu’il soit juif ou chrétien, ne le lâche pas. C’est l’expérience qui parle par ma voix. Pour embrasser une carrière artistique, j’ai dû surmonter bien des obstacles autrement plus hauts et plus ardus. Une fille de mon époque et de ma condition n’avait d’autre choix qu’un mariage avec un homme sélectionné par la famille. J’ai tenu bon contre vents et marées, on m’a traîné dans la boue, je l’ai sans doute mérité mais j’ai fait ce j’ai voulu. On n’a qu’une vie alors vis la, sans remords et sans regrets. Personne ne vivra à ta place. Alors, ma fille, ne rates pas le train de ta vie, fonce ! »

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Richard, délesté de tout souci, ne se doutait pas de l’épreuve de force menée par Carmen auprès de ses parents. Il vivait son aventure militaire comme une opération à cœur ouvert, à corps perdu vers ce paradis de cailloux que d’autres avant lui avaient tant aimé qu’ils en avaient fait un pays où tout était possible. Un pays où d’autres avant lui avaient replanté leurs racines arrachées dans des pays arabes et en Europe par le soleil noir du nazisme. Un pays renaissant que les cendres de l’histoire saupoudraient d’espérance que la mémoire d’Abraham entretenait dans les yeux des écoliers d’Israël. Oui, ce pays fier de ses ancêtres et de leur histoire s’était donné à Richard comme un nouveau né ouvrant ses bras à sa maman, avec le désir de se réchauffer contre son sein, se nourrir et grandir pour, plus tard, la protéger à son tour et écrire avec d’autres la plus belle histoire qui soit : l’histoire d’Israël.

Richard avait reçu son affectation pour Charm El Cheik où son unité prenait la relève pour une période de six mois. Cela voulait dire que durant ce laps de temps aucune permission ne lui serait accordée pour abreuver sa soif d’apprendre auprès d’une population venue d’horizons si différents.

Il n’était pas si loin le temps où, en Algérie, auprès d’italiens, d’espagnols, d’arabes, de kabyles, de juifs, de mahonnais, de maltais et de français, il s’était senti comme un poisson dans l’eau. Venus eux aussi, d’horizons différents pour le meilleur et pour le pire, ces aventuriers des temps modernes avaient épousé la France en offrant leur sueur à une grande œuvre civilisatrice. Chacun déploya son savoir pour le bienfait d’un pays en devenir à l’instar d’Israël avec au bout du cœur le bonheur de ses enfants. C’était le temps de l’insouciance et de l’amitié des rues qui s’entretenait chaque jour par la permanence des rencontres, quand les cafés se partageaient une clientèle attirée par la belote, la manille ou la ronda plutôt que par l’anisette, quand les résultats sportifs commentés le dimanche soir à la tombée du jour donnaient lieu à d’amicales disputes de bonne santé, quand ces lieux de vie réservés essentiellement aux hommes étaient troublés par la présence d’une femme aussitôt détaillée comme une bête curieuse, aux rendez vous du dimanche matin chez le coiffeur, cet ami chez qui on se faisait des amis, aux réunions de famille tonitruantes renouvelées chaque semaine où le rire déclenchait le fou-rire à chaque plaisanterie et où le jacquet, le domino ou la belote se disputaient les faveurs des hommes de la famille tandis que les femmes assises autour de la table « tchortchoraient » à en perdre haleine. Oui, il était encore dans sa mémoire le temps des culottes courtes que l’on usait sur les bancs de l’école, les devoirs que l’on recopiait avant d’entrer en classe dans une entrée de maison qui servait également à régler son compte à un camarade trop zélé, les petites fiancées qui flattaient l’égo des apprentis Don Juan et faisaient « marronner » les laissés pour compte ou simplement les timides, les étés resplendissants, la brulure du soleil d’Algérie surnommé Kadour, les dimanches d’été dans les cabanons, paradis des humbles gens, les fêtes de quartier qui jetaient les habitants dans les rues et les jardins quand le crépuscule rafraichissait la blanche cité, et bien des choses encore qui remontaient le fleuve de sa mémoire.

A présent adulte, il savait gré à son enfance de lui avoir apporté sur un plateau d’argent autant de souvenirs tenaces, fidèles d’entre les fidèles, enrubannés et rangés dans le coffre du passé.

Sa nouvelle affectation lui permit le temps d’un week end de célébrer un dernier shabbat en famille chez son ami de Blida. Plus à l’aise chez cette famille qui l’accueillait comme son propre fils, Richard put tout à loisir s’apercevoir que Mériam, la sœur cadette de Norbert, toute en douceur et en sourire, était une bien jolie fleur qui méritait bien plus d’attention. Le regard retenu et le sourire à peine esquissé, elle emprisonna la pensée de Richard toute la soirée. Le lendemain, les garçons proposèrent aux filles de la maison de les accompagner dans leur sortie du samedi matin. Richard revisitait ainsi les promenades dominicales algéroises quand les mères jetaient dans la rue époux et fils pour « ne pas les avoir dans les jambes ». Les hommes profitaient du soleil de l’amitié au café tandis que les jeunes draguaient les belles filles en fleurs. C’était la grande farandole des sentiments, la grande parade des sourires enjôleurs, le grand parjure des promesses éternelles qui ne duraient que le temps d’une balade au bord de la mer, d’un baiser volé dans une entrée de maison, d’un rendez vous arraché à la sauvette.

–« Attendez moi là, viens Rachel, on va voir tonton Itzhak ! ». Norbert entraîna sa petite sœur, laissant Richard et Mériam seuls sans qu’ils aient pu émettre la moindre opposition. Si son frère avait voulu laisser les deux jeunes gens en tête à tête, il ne se serait pas pris autrement. Richard en fut visiblement gêné et cela se vit comme le nez au milieu de la figure. Mériam s’en aperçut et après un court instant d’hésitation, prit le parti d’en rire ce qui détendit l’atmosphère. Mais Richard se rendit compte immédiatement que la pente glissante qu’il avait eu la tentation d’emprunter risquait de lui laisser des bleus à l’âme. Sans parler de Mériam qui était une jolie jeune fille sérieuse qu’il ne désirait surtout pas abuser. C’est avec des mots en pointillé et une infinie précaution qu’il lui révéla l’existence de Carmen et son désir de partager sa vie. Mériam sembla accuser le coup avec philosophie et fatalité. Mais son regard se perdit dans la multitude et son beau visage se figea dans un rictus que l’arrivée de son frère et de sa petite sœur dérida. Le samedi se passa en famille comme se passaient les dimanches algérois avec les cartes et le café au lait de la fin d’après midi. Quelque chose s’était effilochée tout au long de cette journée sans que les Narboni s’en aperçoivent. Les parents de Norbert avaient échafaudé le projet de voir leur fille fréquenter cet algérois qui plaisait bien à toute la famille. Il serait bien temps de dissiper ce malentendu après le séjour à Charm El Cheik.

A SUIVRE........................

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