La fatalité orientale t'accompagna tout au long de ton exil. Et si dans ton allure et ta mise, rien ne te différenciait de la femme européenne, la casbah judéo-arabe t'avait façonnée à son image millénaire et apprise le langage aux multiples saveurs du Levant. Tu étais femme d'orient, tantôt caresse, parfois fureur, souvent chagrin, toujours... amour. Mamma italienne impétueuse maîtresse de maison ou madonne espagnole pieuse et efficace, mémé musulmane fataliste et travailleuse ou yiddish mammé effacée mais généreuse, tu étais toutes les mères à la fois, à la fibre maternelle exagérément développée.
Juive, fille de MOÏSE et de toutes les inquisitions, juive à ta façon et de toutes les façons, juive de douleur et d'espérance, juive de douceur et de comportement, juive d'apparence et d'appartenance, tu vivais ton judaïsme par procuration comme la plupart des femmes de ton pays au coeur de ta cuisine pour confectionner les plats de la fête. Pliant les "bestels" avec des gestes mesurés appris par ta maman-gâteau, moulant les "sfériès" dans l'huile brûlante, trempant les galettes dans le blanc de POURIM, faisant mijoter à tout petit feu les blettes et les pois chiches de la "t'fina", saupoudrant le pain juif de "nigelles", petites graines de pin noir, moulant le persil arabe pour le mélanger à la "hasbanne", imbibant de miel les "remchets" aux amandes................
Tu restais le lien, le trait d'union entre le passé et le présent, entre tes ancêtres et la nouvelle génération. Ta main gauche recevait l'héritage d'autrefois, ta main droite nous inoculait ses sortilèges. Dans tes veines coulait la sève ardente de l'arbre de vie de ta famille.
Tu disais que la nostalgie était une maladie sans antidote ni remède. Car elle résultait du néant, d'images effacées de la carte du tendre, de l'enfance enfuie. Une maladie des temps modernes qui déplaçait les populations au risque de les perdre. Tu étais malade de l'ALGERIE. Maladie d'amour qui t'accompagna jusqu'au bout de ta vie.
A présent, ton départ pour la terre glacée du silence me responsabilise envers mes aïeux, envers mes fils. A moi de suivre ton chemin et de porter sur mes épaules, le nom de notre famille, de notre judaïsme. De ton souvenir, de celui de notre père, de celui de nos ancêtres. A mes frères aussi.
Ce nom qui évoque tant de vies, tant d'hommes et tant de femmes, de filles et de mères, tant de douleurs et d'errances, tant d'espérances et de désillusions, tant d'années et de prières, tant d'amour. Ce nom à transmettre à nos enfants, témoignage d'un passé millénaire porté à bout de bras et de souffrances, ce nom que nous espérons immortel.
Au moment où s'achève cet hommage en forme d'amour, il me reste de toi, ma mère juive d'ALGERIE, au-delà de ma mémoire endeuillée, quelques images privilégiées qui parlent à mon coeur et à mes souvenirs. Toi et un nuage de poudre de riz, une fumée qui s'échappe du couscoussier, un dé à coudre à ton doigt, des aiguilles tricoteuses à la vitesse grand V, un plat finement décoré, un grand nettoyage de Pâques, un bol de café à la main, une armoire impeccablement rangée, un tailleur gris et noir, un fou-rire mémorable, un bavardage au jardin, une asguère à la maison, des larmes étouffées, des lunettes rafistolées, un manque d'argent, le bonheur malgré tout. Toi et tes soeurs, toi et tes frères, toi et tes fils, toi et ta famille.
J'ai perdu mon pays. Mon chagrin fut immense.
J'ai perdu ma mère. Ma peine est éternelle!
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