--« Çà y est, mon fils, avant d’aller à Paris, il était à moitié fou. Aujourd’hui, y faut l’emmener chez Roubi. » s’alarma Rosette en évoquant un célèbre asile de fous d’Alger.
--« Manman, tous mes amis y z’y vont et moi comme un babao, j’vais rester là ? »
Léon choisit ce moment pour sortir de la pièce où, dans l’absolue quiétude, il puisait son inspiration musicale.
--« Qu’est-ce qu’il a encore fait, ton fils? » s’enquit-il avec ce doigté incomparable qui semblait effleurer les problèmes pour en tamiser l’importance. Reflet permanent de la fatalité orientale, à mi-chemin du renoncement et de la dévotion à l’Eternel, il ponctuait nombre de discussions par un « Mektoub! » que Lisette reconnaissait comme la fin de l’investissement de son époux dans le débat. Alors, elle tournait les talons et, marmonnant et jurant à voix basse, elle refaisait le monde toute seule, sûre de sa logique. Cela durait parfois vitam eternam mais personne dans la maisonnée ne lui en tenait rigueur. C’était sa façon à elle de diriger la tribu. Elle était le ministre des finances, de la famille, de l’éducation et de la consommation abandonnant le portefeuille du temps libre à Léon qui savait si bien le gérer.
Entre sa musique, ses galas, ses Bar-Misvah et ses mariages, son football, sa belote et sa synagogue, Léon remplissait à merveille son espace temps.
--« Y veut partir en Israël. Pour fêter l’anniversaire de la naissance du pays.......... Dans un Kibboutz, lui qui sait tout juste lever une cuillère, tu le vois tout seul dans le désert par 50 degrés à l’ombre? »
--« C’est comme çà qu’on devient un homme ! » plaisanta Léon.
--« Tout seul dans le désert, tu crois pas que tch’exagères un p’tit chouïa ? Et pourquoi pas avec toutes les armées arabes à ses trousses tant que tu y es ? » ajouta t-il
--« Mais premièrement, j’s’rai pas tout seul et d’un. Deuxièmement, dans un kibboutz, on est encadré comme à l’armée….. »
--« Mais tch’as des bli-bli dans la tête ou quoi? Au kibboutz, y se lèvent à cinq heures du matin. Dis moi comment tu vas faire toi qu’il te faut un tremblement de terre chaque jour pour que tu arrives pas en retard au lycée! »
Lisette maquillait l’inquiétude qui l’habillait comme une seconde peau par un déluge de paroles repris au vol par son mari, la mauvaise foi en éclaireur.
-« Lisette, jamais tu changeras! Ton fils, raïeb, il a l’occasion de vivre une expérience merveilleuse pour un jeune juif, et toi, au lieu de te réjouir, tu te fais un kilo et demi de mauvais sang parce qu’y va être loin de toi. Laisse-le vivre ce petit! Et tant pis si y mange pas à sa faim ou si y dort pas dans tes draps propres qui sentent la lavande. »
--« Bou! Arlekoum! Que le bon dieu y nous en préserve! Alors, toi, çà t’est égal si ton fils, le sang de ton sang, y s’en va à des milliers de kilomètres loin de nous et en plus, même pas on sait si y prend l’avion ou le bateau! ». Puis s’adressant à Richard elle avertit: « Tu sais que les avions y tombent, au moins? »
--« Et les bateaux y coulent! Tout çà, y sait! » ajouta Léon. « Et arrêtes de lui mettre les yeux…… »
--« Bou allah sardek! Moi sa mère, je lui mettrais les yeux ? Ma parole, jamais j’aurais cru entendre çà dans ma maison. »
Richard prit sa mère dans ses bras, l’embrassa puis la rassura.
--« Mais non! On sait bien que tu te fais du mauvais sang mais je suis plus un petit bébé…… »
--« C’est bien dommage! » l’interrompit Lisette en l’embrassant à son tour.
Léon murmura quelques mots en arabe puis scella son accord en tapant cinq avec son fils.
--« Avec quel organisme tu vas? »
--« A savoir! C’est le père de Zenouda qui s’en occupe! »
--« Alors! Et en sachant tout çà, ta mère elle craint quelque chose? Yaré ta mère! »
Carmen avait reçu l’annonce du départ de Richard comme une défaite personnelle. Il lui semblait pourtant que l’amour interdisait la séparation, fusse pour quelques jours. Pour la première fois, elle douta des sentiments de celui qu’elle considérait comme son fiancé, en proie à une joyeuse exaltation qui tranchait singulièrement avec son propre désarroi. Alors, nonobstant son éducation et les préceptes énoncés à longueur d’année par son entourage, elle imagina un monde sans religion ni dieu. Sans dogme ni barrière, sans paradis ni enfer. Intelligente, elle savait que l’utopie n’habitait point sa raison mais comme il eût été doux de se laisser bercer par le seul pouvoir de l’amour. Elle fit contre mauvaise fortune bon cœur, accompagnant jusqu’à Nice Richard et ses amis pour le voyage initiatique.
*****
CHAPITRE QUATRIEME
13 mai 1967
La route poussiéreuse s’écartait sur le passage du car de la compagnie EL AL qui chevauchait les amas de pierres répandues sur le chemin. A l’intérieur, une joyeuse bande de garçons et filles s’époumonait à rattraper au vol les chants Israéliens qui grésillaient du haut-parleur d’un vieux transistor Pizon-Bros fixé solidement par un gros élastique au pare-soleil du conducteur. Richard se taisait. Il se contentait de goûter ces instants rares.
Entouré de ses amis d’enfance qui allaient partager cette expérience unique au pays des anciens, il se remémorait les voyages en autobus de Bab El Oued à La Madrague, station balnéaire algéroise qui accueillait l’espace d’un été tout le gratin de la blanche capitale. Voyages parfois contrariés par des barrages de police prétextes à des fouilles interminables que l’impatience des passagers rendait électriques.
L’indulgence aux lèvres, Richard se délectait de l’exubérance de ses amis qui chantaient l’hymne des pieds noirs « c’est nous les africains » d’une voix aussi cabossée que la route reliant Tel Aviv à Bersheba. Le kibboutz « Nahal Oz » était une oasis de verdure perdu dans une mer de sable et de rocaille où poussaient une vingtaine de baraques, pour une moitié en dur, pour l’autre en bois. Dire que les jeunes gens sautèrent de joie en visitant leur lieu de villégiature serait pure extrapolation mais le plaisir de renouer avec la terre d’Abraham, tous ensembles comme hier, comme l’enfance, comme Alger, comme les cinq doigts d’une main qui pouvait à nouveau se rejoindre pour enfin se refermer sur la pomme de l’amitié, effaça la déception. La jeunesse est ainsi faite qu’elle s’accommode de l’inconfort et des déceptions pourvu que le rire plante le décor.
Un vieux monsieur, le collier de barbe poivre et sel pour tout artifice, la chemise échancrée sur un torse velu, le short kaki serré à la taille par une sangle tressée dont l’efficacité donnait quelque signe de faiblesse accueillit les jeunes gens d’une manière qui ne laissait planer aucun doute sur ses origines.
--« La putain de votre race, vous allez me prendre vos bagages et fissa, tous à la douche! Dans dix minutes, je veux vous voir au réfectoire! »
Les cinq amis se regardèrent avant d’éclater de rire en ayant pris bien soin d’attendre la sortie du « commandant » comme le surnomma Paulo.
La douche ne fut qu’une simple formalité leur rappelant au passage celles du stade Marcel Cerdan témoins de mémorables clowneries après les entraînements du Racing Club Nelson.
Le réfectoire, grand hangar de tôle ondulée, dégageait une multitude d’odeurs, mélange de plats épicés et de ferraille surchauffée, de café serré et de cuisine enfumée. Le brouhaha de plusieurs dizaines de convives se heurtait aux bruits métalliques des couverts et des chariots poussés devant elles par des femmes servant les tablées affamées. Le « commandant » aperçut les nouveaux arrivants. Il se leva, posa religieusement sa serviette et dans un geste solennel les présenta à l’assemblée. Aussitôt, certains proposèrent leurs places mais Jacky se dirigea vers une table occupée par trois jolies brunes. En constatant l’opportunisme de son ami, Richard hocha la tête, dévoila un léger sourire puis lui emboîta le pas. Filles de Tunis, du soleil et de la mer, les hôtesses d’un jour portaient en elles tout ce que l’Afrique du Nord leur avait légué. La beauté, la peau mate, le rire franc et généreux, une désinvolture naturelle qu’elles conservaient par delà l’exil. Il est vrai qu’elles n’avaient pas subi la rigueur du climat, de la solitude, de la dispersion. Israël avait su perpétuer la vie de là-bas, protégée par le repliement sur soi-même des communautés issues du Maghreb. Israël avait pris dans ses bras ces enfants naufragés mais avait su se refermer sur eux afin de les protéger de la nostalgie. Le challenge de replanter des racines dans une terre fertile donnait un sens à leur vie. Une vie sans promesse de départ. Une vie au bout de la route, de l’éternelle errance. Contrairement aux autres juifs d’Afrique du Nord partis vers des terres certes hospitalières mais ne garantissant pas l’ancrage définitif en ces lieux. Solution de repli, havre de paix ou gare de triage, escale avant le grand départ, nulle destination ne renfermait autant d’attrait, de pouvoir de séduction que l’évocation du terminus : Israël. Israël, terre d’orient peuplée pour moitié de réfugiés du Levant pour lesquels la trace des coutumes ancestrales semble indélébile. Paradoxe d’une communauté issue de cette transhumance qui vole inexorablement vers la modernité mais s’immobilise sur la renaissance d’une langue morte.
A SUIVRE...................
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