mardi 30 août 2011

MA MERE JUIVE D'ALGERIE de Hubert Zakine

EXTRAIT................
La mémoire des hommes est ainsi faite qu'elle sélectionne, épluche, trie les petites choses de la vie pour les enjoliver et les conserver précieusement au musée du souvenir en abandonnant, au bord du chemin, des morceaux d'existence orphelins.
Toi, ma mère juive d'ALGERIE, tu semblais posséder la merveilleuse faculté d'extraire de ta mémoire chaque heure, chaque minute, chaque seconde qui cadença l'épopée de ta vie. Pour mon plus grand bonheur.
Et si tu devenais prolixe pour enchaîner les histoires de ta ville natale, de ton pays, de ta famille et de ton quartier, seule mon insistance te décidait à personnaliser ton récit.
Tu dévoilais, ainsi, tes sentiments cachés, tes angoisses et tes chagrins qui envahirent tes jours et tes nuits, royales insomnies pendant lesquelles tu tutoyais mon père dans le silence de la pénombre.
Tu révélais ta crainte du lendemain et ta fierté que tu cachas plus d'une fois sous ton mouchoir pour obtenir le prêt d'une usurière, un crédit chez DISCOPHONE ou simplement accepter un mandat de ta soeur partie vivre à PARIS.
Puis, tu évoquas, ma mère juive d'ALGERIE, mon accident du cabanon des Horizons Bleus, petite station balnéaire à l'ouest d'ALGER, qui me valut un sacré traumatisme crânien et ce "manman" que tu m'entendis crier, alors que tu te trouvais  à quelques dix kilomètres de l'accident.
Prémonition de toutes les mamans de la terre? Ou bien, sixième sens d'une mère juive d'ALGERIE, particulièrement développé par les épreuves envoyées par la vie?
Qui peut le dire! Toujours est-il que ton amour de mère enfantait dans la douleur lorsque le sort s'acharnait sur ta petite famille. Ainsi, lors du départ de mon frère cadet, Paulo,  pour l'hôpital de Mustapha. Atteint de rhumatisme articulaire aigu, il fut le premier enfant d'ALGERIE traité à la cortisone. Ce nouveau coup du sort qui peut sembler une péripétie dans la vie d'un couple, devient vite une terrible épreuve pour une femme seule, fatiguée d'essuyer les foudres du ciel.
De nos après-midi nostalgiques, je garde le souvenir de quelques phrases solitaires, dérobées à nos plaintes d'exil, chuchotées dans le murmure de nos années algériennes, épuisées à force d'être rabâchées.
--" A chaque jour suffit sa peine!"
 YYY
 1954 s'acheva dans la joie des retrouvailles, avec le retour à la maison de notre petite famille et Paulo, guéri.
Les fêtes de fin d'année se passèrent sans le sou mais avec l'espoir au coeur.
Hélas, ton patron prétexta ton absence pour te signifier ton congé.
--" Qu'as-tu fais de ta fille?" te plaignais-tu avec une pointe de fatalité en t'adressant à ta mère disparue. Pourtant, tu reprenais vite le dessus, ma mère juive d'ALGERIE en déclamant l'un des proverbes arabes empruntés à ton enfance orientaliste.
--" Le Bon Dieu, il ouvre toujours une porte!"
Pour te donner raison, le patron de Jacky te demanda si tu étais capable de raccourcir un veston, retouché si parfaitement que tu devins la couturière attitrée des deux magasins de Belcourt. Ainsi, tout en restant chez toi, suprême récompense pour une mère juive d'ALGERIE, tu gagnas de quoi faire "bouillir la marmite de loubia".
La vie offre beaucoup mais demande davantage. Tu considérais que telle était l'exigence du passage sur cette terre et, loin de philosopher, la vérité sonnait souvent à ta porte comme à celle des éprouvés de la vie.
YYY
A présent que ma vie est assise entre deux chaises, deux pays, deux continents, entre  mon enfance tant regrettée et ma vieillesse tant redoutée, entre ton absence définitive et ta présence éternelle, je mesure la déchirure des déracinés de ta génération devant l'infamie d'un exodus à l'envers.
Déracinement sans anesthésie ni prothèse de ton arbre de vie transplanté dans un sol gelé et inhospitalier. Combien de larmes a t-il fallu verser, ma mère juive d'ALGERIE, afin que de jeunes pousses témoignent pour la postérité de sa résurrection.
Ma cinquantaine viola mon coeur d'éternel adolescent qui refusait jusqu'alors l'inexorable avancée de l'armée  des années enfuies. Ton départ pour le pays aux cent mille étoiles étouffa l'irréductible jeunesse qui habitait ma maison nimbée d'autrefois, de jadis et d'antan. Elle révéla  mon âge.

--" Quand je serais grand!" surprenait encore mes projets. Cette phrase de demain parfumait les rêves d'un gamin de Bab El Oued traînant derrière lui un demi-siècle d'incrédulité et d'enfance merveilleusement insatisfaite. Tous mes faits et gestes parfumés de Bébé Cadum et d'Elesca, de Vérigoud et de Crush, de Marignan et de Plaza, de café Nizière et d'Echo d'ALGER n'étaient qu'enfance retenue et bain de jouvence dans la permanence d'une idée fixe : redevenir petit.

Caché derrière le paravent de la nostalgie, je vivais le coeur à l'envers et l'esprit à l'étroit dans le cirque conventionnel de la sacro-sainte réussite sociale qui m'éloignait de mes jardins d'Arabie. Je continuais à vivre mes passions au pays d'autrefois, entre mes livres et tes récits, ma mère juive d'ALGERIE.

Aujourd'hui, je t'ai perdu et perdu définitivement mon enfance. Tu as rejoins le pays du Bon Dieu et moi celui des adultes. Dorénavant, le retour aux sources se fera solitaire, à pas lents, à pas lourds, en traînant la charrette aux souvenirs sur la longue route du déraciné. Toute volonté tendue, je ferais en sorte de ne pas dilapider ton héritage, ma mère juive d'ALGERIE.

Je n'oublierais jamais la leçon de mon maître d'école qui parlait de mondes engloutis et d'espèces en voie de disparition, m'assurant que seul le coeur des hommes possédait la faculté de faire oeuvre de mémoire et qu'il en était ainsi, depuis la nuit des temps.

Nulle autre ambition n'habite ces pleins et ces déliés couchés sur papier nostalgie. Faire revivre ton histoire, ma mère juive d'ALGERIE, et, à travers toi, tout ce monde disparu un matin de juin 1962, telle est l'oeuvre de mémoire que mon appartenance à la communauté juive d'ALGERIE m'impose. Je l'ai entamée dans la souffrance de ton départ et la poursuivrais dans une douloureuse sérénité où se croiseront et s'enchaîneront mille souvenirs et regrets d'antan.

Au cours de nos chevauchées en pays de là-bas, seuls sur notre île naufragée, la mère que tu étais et l'enfant que je redevenais, nous nous portions secours sans même nous en rendre compte. Notre oxygène s'appelait ALGERIE.

 FIN DE L' EXTRAIT                                                    

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