dimanche 21 août 2011

LES POISSONS DE CHEZ NOUS de André Trivès

 Comme beaucoup d'entre nous lorsque l'on accompagne son épouse aux commissions, j'étais planté dans la file d'attente de l'étal de poissons d'une grande surface, patientant tranquillement à l'écoute de l'appel de mon numéro d'ordre pour être servi. Je me régalais d'observer sous la rampe fluorescente le scintillement multicolore des sardines, merlans, pageots, queues de lotte, ailes de raie et autres bars, saumons et daurades d'élevage militairement rangés sur un lit de glace pilée. Pour moi, c'est toujours un plaisir de contempler ces produits de la mer qui achalandent la poissonnerie et qui, rapidement, me font naviguer loin, très loin.
 Le quartier comptait de nombreux passionnés de la pêche qui passaient leur journée de loisir sur les blocs du Stade Cerdan, sur les rochers du Petit Chapeau, du Petit Bassin, des Deux Chameaux ou du Parc aux Huîtres avec un roseau qu'ils avaient coupé en bordure de l'oued M'Kacel ou dans la campagne Jaubert. La partie haute du roseau où se situe le plumet servait à la fabrication d'une sarbacane: le canoutte, tandis qu'après séchage au soleil sur le balcon, le roseau choisi devenait une canne à pêche efficace. Quelques oursins concassés dans un seau avec du sable fin ou une pâte faite d'un mélange de mie de pain et de camembert coulant et puant servaient de bromitch ou d'appât. Il était péché de jeter du pain dur à la poubelle, mais pêcher avec ce pain perdu était une pratique courante. En général, les appâts pour la pêche étaient le fruit de la débrouillardise: des petits "caracolès" ramassés dans les buissons des carrières Jaubert, des moules cueillies dans les failles des rochers, des verres de terre sortis du champ d'Ali rue Léon Roches, des vers de mer extraits de leur tapis de mousse avec une calotte de feutrine contenant du sulfate de cuivre, des puces (coucra) et des chevrettes que l'on faisait à l'abri des vagues à l'aide d'une lampe électrique.


Ce jour là, en un instant, je n'entendais plus le brouhaha du magasin entrecoupé par les annonces d'un haut-parleur, je me retrouvais malgré moi dans une escapade mentale me transportant au bord de la mer où le bruit du ressac sur les rochers, les embruns salés sur mon visage et l'odeur iodée des algues séchées, m’isolaient de la foule qui m'entourait. Je voyageais dans les souvenirs à l'époque de mes huit ans environ et j'entendais distinctement des hommes, torse nu et couverts de sueur, scander: " Oh, hisse! Oh, hisse! " Pour encourager leurs efforts servant à ramener pas à pas le grand filet sur la berge. C'était une fin d'après-midi d'été, le soleil couchant dansait sur le miroir de l'eau devenu calme, le vent venait de s'essouffler, des cris d'enfants jouant sur le terre-plein du stade Marcel Cerdan me parvenaient, la chaleur étouffante ajoutait à la pénibilité de la scène qui se déroulait devant moi.

J'avais cessé de pelleter le sable humide qui engloutissait la caresse des vagues tièdes qui mouraient à mes pieds; j'étais émerveillé par le spectacle humain auquel j'assistais: des pêcheurs au visage émacié, les muscles tendus par l'effort et le corps reluisant dans la pénombre qui s'installait, tiraient le "boulitch" sur la plage des Bains de Chevaux à Bab el Oued. A l'approche du bord, les bouillonnements à la surface accéléraient et amplifiaient la surprise et l'attente d'une pêche miraculeuse sous le regard figé des badauds dont je faisais parti.
Ces ouvriers de la mer, bien souvent habillés de guenilles, déclaraient après coup que la pêche d'antan de leurs parents était plus prolifique sur cette même plage. La vente s'effectuait sur place et le plateau de la balance romaine avait du mal à remplir son office: le poisson encore vivant s'échappait de toute part. Un tri des espèces par qualité marchande se faisait à la hâte dans des couffins en paille tressée et en quelques minutes tout était vendu. Les familles venues de la Bassetta ou des Messageries, fervents amateurs de poisson, s'en retournaient avec une friture dont l'odeur reste incrustée à jamais dans ma mémoire olfactive.
Rivé dans ces souvenirs, mon numéro a été appelé, je ne l'ai pas entendu, j'ai perdu mon tour. Aucun regret, j'étais plutôt exalté de cette escapade d'enfance à Bab el Oued où les poissons, à l'image du peuple qui habitait le quartier, représentaient toutes les espèces du bassin méditerranéen, portant des noms uniques que je n'entends plus, des noms qui n'existent plus, des nom inventés par nos anciens.
Chers amis de BEO, vous souvenez-vous du lexique de mots qui définissait les poissons de chez nous ? A vos mémoires: " tchelba, tchelbine, allatche, blaouète, spardaillon, demoiselle, palomète, sarhouèle, colonel, trois-queues, videroi, baveuse, cabote, bazouk, bouznin, pataclet, manfroune, tchoukla, mandoule, racao, sépia, badèche, gallinette, vache, charbonnier, djouza, chien de mer, serre, chadi, tchoutch. Le calmar s'appelait calamar. D'autres appellations du milieu marin: cochon de mer, boudin ou zeb de mer, chat de mer, haricot de mer, arapède, chevrette, coucra, scoundjine, pastéra, bromitch, bromitcher, pêche au batti-batte, pêche à la rounsa.
André Trivès de Bab El Oued

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire