lundi 29 août 2011

IL ETAIT UNE FOIS BAB EL OUED de hubert zakine -39-

 CHAPITRE CINQUIEME
VIE QUOTIDIENNE
LE CINEMA
Bab El Oued découvre la magie de l’image animée un matin de juin 1905 avec l’arrivée du cinéma des Lyonnais. Installée au cœur de la Place Lelièvre, les opérateurs dressent leur matériel sous l’œil désapprobateur des boulistes qui voient ainsi leur terrain de prédilection travesti de chaises et de bancs, d’un écran blanc tendu contre la façade de l’école. Les enfants, à l’affût de la moindre découverte, renseigné par les instituteurs sur l’invention des frères LUMIERE, l’imagination en feu, profitent du laxisme de la fin de l’année scolaire pour rôder autour des trois techniciens afin d’en récolter les premières confidences. 
La séance prévue en soirée, chacun est prié par l’organisation de porter sa chaise, les premiers rangs étant réservés aux personnalités civiles et militaires invitées. L’animation de la Place ressemble aux journées taurines d’antan. Les boulistes, faussement stoïques, profitent du coin de l’œil du spectacle qui se prépare dans une cohue indescriptible. Dire que les enfants du faubourg rient des facéties de l’inénarrable BEAUCITRON, petit lutin moustachu qui annonce déjà l’immense CHARLOT serait minimiser le succès obtenu par cette lucarne magique qui écrit, ce jour là, la première page du grand roman d’amour qui unira désormais le cinéma à Bab El Oued.
Quelques années plus tard, le cinéma « plein air » gagne ses lettres de noblesse lors de soirées d’été mémorables. De Saint-Eugène à la Madrague, les opérateurs tournent leur manivelle d’un geste régulier, restituant parfaitement les déplacements des comédiens au grand bonheur des spectateurs. Pour l’instant, un piano désaccordé accompagne les tribulations hilarantes des MAX LINDER, HAROLD LOYD, LAUREL et HARDY, BUSTER KEATON  et autres comiques américains aussi turbulents que maladroits. Les midinettes se pâment devant la gestuelle exagérée d’acteurs gominés tel Rudolph Valentino, véritable bourreau des cœurs.
Le cinéma parlant détrône certaines stars du muet et Hollywood prend ses quartiers d’été à Bab El Oued qui ouvre plusieurs salles grâce aux frères SIARI et au maltais SEIBERRAS. Livré par ses propriétaires à la musique orientale lors d’entractes interminables  qui durent souvent plus longtemps que le film, le BIJOU, cinéma vétuste de la rue Rosetti, malgré une grande notoriété,  voit sa clientèle s’amenuiser et préférer le MAJESTIC, le TRIANON et le MARIGNAN, salles plus vastes, plus modernes et plus confortables.
Dans les années d’avant-guerre, le cinéma français verse dans l’exotisme.  «  Pépé le Moko «  recrute au sein de Bab El Oued de jolies filles brunes, souvent maltaises pour faire couleur locale après avoir  essuyé le refus des juives de la casbah pourtant très courtisées par le réalisateur, Marcel CARNE, mais couvées par une communauté encore repliée sur elle-même.
L’invention des frères LUMIERE trouve immédiatement sa place en ALGERIE et particulièrement dans le faubourg où l’on s’accuse sans cesse de faire du cinéma, de  taper  le « zbérote », de jouer la comédie. Il est vrai que le Bab El Ouédien est comédien dans l’âme. Les lieux publics, cafés, salons de coiffure, jardins sont envahis par des hâbleurs, des beaux parleurs, des baratineurs, des pipelettes, des midinettes aux allures de starlettes, des « tchictchiqueurs» dont l’innocence frôle la naïveté. On se bat entre hommes, en tête à tête, dans une entrée de maison,  car en ce lieu, le regard de l’autre importe énormément. De balcon en balcon, les femmes s’invectivent pour une peccadille avec le seul alibi de se faire entendre et voir. Gesticuler en ce pays semble une jouissance que l’on assouvit, escortée du plaisir ressenti par les acteurs de la comédia dell’arte.
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La promenade de fin d’après midi, le traditionnel « paséo » de l’avenue de la Bouzaréah ressemble à la grande parade d’un cirque au cours de laquelle  chacun tente de séduire chacune et inversement.
En sortant de l’école, du bureau, du magasin ou de l’atelier, il est de bon ton de « taper l’avenue ». Pour voir et être vu. La philosophie de la bonne image reste très vivace au sein du faubourg. Le dimanche, on sort l’habit du dimanche que l’on ne porte que le dimanche pour paraître « endimanché ». Il ne viendrait à quiconque, s’il en a les moyens, l’idée de porter un vêtement de semaine le dimanche. Comment parader sans habit de lumière? Comment se faire remarquer si l’on ressemble à tout le monde?
Quant à la jeunesse, elle s’identifie aux stars hollywoodiennes qui représentent le rêve absolu. Dans ce climat bon enfant, Bab El Oued s’émancipe cinématographiquement. Neuf salles proposent les derniers films sortis des studios de Hollywood ou de Boulogne Billancourt aux candidats spectateurs qui se bousculent pour retenir d’un dimanche sur l’autre les meilleures places, cochées par la préposée d’une croix rouge ou bleue sur le plan des salles selon le prix pratiqué.
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Le MAJESTIC ouvre ses portes en 1930, date du centenaire de l’Algérie. Considéré comme la plus grande salle d’Afrique du Nord avec ses trois mille deux cents places, son toit ouvrant les jours de grande chaleur, ses grands combats de boxe du dimanche matin et ses récitals de grandes vedettes de la chanson telles Maurice CHEVALIER, Charles TRENET, Tino ROSSI, Jacques HELIAN, ses ELIANES et son regretté chanteur d’origine Kabyle à la voix chaude, Jean MARCO, Edith PIAF, Charles AZNAVOUR, Yves MONTAND, Georges BRASSENS, DALIDA, Marino MARINI, Paul ANKA, Les PLATTERS pour ne citer que les plus représentatives de leur époque, draine une assistance, par ailleurs éprise de bons films français aux scénarios bien écrits. En fait, le MAJESTIC situé aux abords de l’Esplanade Nelson ressemble à son quartier bon chic, bon genre, avec la parenthèse musicale ou sportive qui voit déferler une jeunesse débordante de vie qui, curieusement, se tient mieux dans cette salle que dans les cinémas des autres quartiers de Bab El Oued. Le propriétaire n’a pas oublié les gens désargentés qui se payent pour une somme modique des dimanches après-midi de gala au sein du  « poulailler ». L’immense balcon, amphithéâtre qui plonge vers l’écran, donne l’occasion de faire des rencontres familiales ou de voisinage. On s’y salue comme si l’on ne s’était pas vu la veille, à grands renforts de « hou-hou » ou de coups de sifflet reconnaissables entre mille. Le désir de voir et d’être vu renverse toutes les barrières de la bienséance et du qu’en dira-t-on, pourtant très vivaces en ce pays.
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La palme du cinéma où l’on entend voler les mouches et froisser  les mouchoirs revient sans contestation possible aux « VARIETES », également situé au quartier Nelson, qui fait partie de la chaîne des cinémas appartenant au maltais SEIBERRAS. Ses programmes attirent une clientèle passionnée d’histoires mélodramatiques à forte résonance italienne avec en têtes d’affiche le beau Amédéo NAZZARI, le ténébreux Rosano BRAZZI, la pulpeuse Silvana PAMPANINI ou la séduisante Eléonora ROSSI-DRAGO. « Fils de personne », « Amis pour la vie », disputent aux films français « Les deux orphelines » ou « Chiens perdus sans collier » le titre du film le plus « mélo » de l’année. La séance terminée, les yeux rougis des femmes attestent de la « beauté » du film, où une mère indigne, « même pas elle mérite la corde pour la pendre, tellement elle en fait voir à son mari, le pauvre! »
--« Purée, qu’est ce qu’il est beau ce film! »
--«  Pour être beau il est beau, mais qu’est ce qu’on pleure! »
--«  Et c’est ça les beaux films, qu’est ce tu crois, ma fille! »
Les seuls films comiques qui trouvent grâce aux yeux du programmateur de cette salle se déroulent dans un petit village d’Italie et opposent Don Camillo à Peppone. FERNANDEL et Gino CERVI déclenchent l’hilarité générale dans une salle habituellement vouée à l’hégémonie du drame. Les larmes sont les mêmes mais c’est le rire qui les fait couler le long des joues des spectateurs et spectatrices.
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Le MON CINE prolonge les écoles de la rue Rochambeau et l’enfance par le choix de ses films de cow boys, de flibustiers et de gangsters au costume impeccablement cintré et à la gâchette facile grâce à son propriétaire, Jean Hannoun. Une fois par an pour les fêtes de Noël, les élèves sont invités à une séance gratuite afin d’assister à un film où les bons sentiments sont de rigueur. La leçon bien apprise, les enfants attendent le jeudi pour partager les aventures de leurs héros préférés, Hopalong Cassidy, Tom Mix, Buck Jones, le dernier des fédérés, Zorro et ses légionnaires, Errol Flynn en capitaine Blood, les Trois Corsaires, James Cagney le cogneur, l’énigmatique Edward G. Robinson, «  Le bagarreur du Kentucky », autant de voyages au pays d’une adolescence inoubliable.
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Avenue de la Bouzaréah, le TRIANON, autre possession de la famille SIARI, semble le dernier vestige d’un monde appelé à disparaître avec son style rococo, ses luminaires d’époque, ses artistes de cabaret officiant à l’entracte dans l’indifférence générale, ses comédies musicales américaines et ses opérettes filmées de Francis Lopez, Luis Mariano et Carmen Sevilla. Faute de spectateurs, le TRIANON  offre sa dernière séance aux gosses du quartier avant sa malheureuse démolition en 1956. Le modernisme engendre souvent ce genre d’opération où le rêve perd l’un de ses nuages pour l’illusoire société de consommation représentée en cette circonstance par la naissance d’un Monoprix au cœur du faubourg.
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Le MARIGNAN des frères SIARI détient le titre envié de cinéma possédant avec ses vingt mètres de long le plus grand écran des salles algéroises.A ce titre, il est le seul cinéma à offrir au public les premiers films tournés en cinémascope tels « La Tunique » ou « Capitaine King ».  Les grands classiques américains y sont diffusés en exclusivité. Très éclectique, la programmation vise tous les publics évitant toutefois le mélodrame pur et dur accaparé par les VARIETES. Cette salle est l’une des rares sinon la seule à réserver une baignoire aux personnalités de passage à Alger. Elle est également l’amphithéâtre préféré des matinées récréatives des écoles de Bab El Oued.
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Les anciens se souviennent du PALACE que supplanta LA PERLE, de l’Italien SCAFOGLIO. A quelques encablures de l’avenue de la Bouzaréah, ce cinéma frangé d’ombres propices se partage les faveurs des adolescents et des amoureux. La première jeunesse s’identifie aux Zorro, Tarzan, Robin des Bois et autre Maciste,  héros généreux qui défilent sur l’écran des jeudis après-midi tandis que les recoins offrent l’obscurité aux baisers et caresses malhabiles des amours hésitantes.
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Le RIALTO termine, avec la PERLE et le MON CINE, la trilogie des salles que s’approprie une jeunesse avide de grands espaces, de cavalcades héroïques et d’affrontements en tous genres. Au cœur même de la place Musette, donc de la Basseta, le RIALTO semble une terre étrangère aux spectateurs issus d’autres quartiers de Bab El Oued, tant les mœurs  en vigueur résistent au temps qui passe, tels les sièges en bois que les enfants s’évertuent à faire claquer lorsque le suspense est à son comble ou ce long roseau tenu par « Négro », le surveillant arabe à la peau d’ébène, qui assène quelques coups sur la tête des plus turbulents.
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Le PLAZA attire une clientèle bon enfant et bon public. Ici, dans cet amphithéâtre surchauffé, les films se succèdent sans idée directrice ou préconçue. Tous les genres sont abordés: péplums, drames, aventures mais aussi des histoires croustillantes où de jolies filles dévoilent quelques rondeurs au grand intérêt des jeunes et….des moins jeunes. Silvana MANGANO dans « Riz amer », Sophia LOREN dans « Ombres sous la mer », Gina LOLLOBRIGIDA dans « Fanfan la tulipe » marquent les esprits masculins bien au delà de leur talent de comédiennes.
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Le BIJOU, propriété des frères SIARI, est l’une des salles les plus anciennes du faubourg. Ce temple de l’art cinématographique de la  rue Rosetti est parfois pris d’assaut par les communistes espagnols après les répétitions des  cliques « musicales » dans les sous-sols des immeubles avoisinants. Dès son ouverture et lors du Ramadan, le chanteur Lili BONICHE accompagné par  l’orchestre MAHI ED DINE y produit des galas orientaux suivi par une forte communauté israélite qui fonde le succès de l’entreprise. Les films d’amour majoritaires fleurent bon la Provence, l’Espagne et l’air de Paris. Dans les années d’après-guerre, le BIJOU débaptisé, adopte l’enseigne du LYNX et sa programmation vise, elle aussi, la jeunesse avec un virage à 180 degrés. Les films d’aventures, comiques ou musicaux injectent un sang neuf dans les veines de cette petite salle où les coins d’ombres font le délice des amoureux. Dean MARTIN et Jerry LEWIS succèdent à Bud ABBOT et Lou COSTELLO, Elvis PRESLEY à Tino ROSSI, Burt LANCASTER à Douglas FAIRBANKS.
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Le SUFFREN, enfin, petite salle rénovée dans les années cinquante passe des films de série B qui font le bonheur de la jeunesse ou des deuxième voire troisième diffusion qui régalent le spectateur ayant raté la sortie en exclusivité.
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Pour fermer la boucle des cinémas de Bab El Oued, le MIGNON situé à la frontière de Notre Dame d’Afrique et du faubourg porte très bien son nom. Maison transformée par ses propriétaires, la famille FEVRE, en salle de cinéma au nombre limité de places qui accueille le voisinage et garde un côté bon enfant, le MIGNON demeura un cinéma » confidentiel ».
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Les chaînes impatientes de spectateurs, le préposé à la vérification des tickets, le jeu de 5/25 sur le trottoir, casino du pauvre qui permet d’empocher cinq fois la mise à l’aide d’un « tchic-tchic » et de gagner ainsi l’argent nécessaire à prendre sa place, les ouvreuses à l’impeccable robe rouge, l’agent de police charrié dans la pénombre par les garnements qui cessent la plaisanterie dès la lumière revenue, les « cœurs »,  ancêtres des esquimaux glacés, les petits Mickey (on ne disait pas encore dessins animés), les lancements, futures bandes-annonces, du prochain film, les actualités « GAUMONT » ou "FOX MOVIETONE", la sonnerie qui rappelle les retardataires sortis à l’entracte prendre le frais ou fumer une cigarette, les insultes qui fusent à l’adresse d’un « tousseur » impénitent, les larmes des spectatrices, le rire à gorge déployée aux facéties des FERNANDEL, BOURVIL et autres TROIS STOOGES , BUD ABBOT et LOU CASTELLO ou JERRY LEWIS, autant de moments forts de Bab El Oued qui signa des deux mains les bans de son mariage avec le cinéma.
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 A SUIVRE.........

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