Nicole, elle me fait la tête. Même en étant de mauvaise humeur, elle est belle ! Moi, je fais comme si que j’ai rien remarqué. Les amis, eux aussi, en font autant comme s’il coulait du miel de notre idylle. Tain, sa mère c’est beau comme du Verlaine. A la vérité, qui c’est qui a lu du Verlaine à Bab El Oued. En tous les cas, pas moi ! Je préfère lire Bibi Fricotin ou Pim Pam Poum, c’est plus rigolo !
La mayonnaise, elle retombe toute seule. Nicole elle recommence à me manger dans la main. Je finis par savoir pourquoi elle avait l’œuf. Je suis remonté de Padovani à cinq heures au lieu de quatre heures et on a perdu du temps loin l’un de l’autre. La classe, dé ! J’ai envie de changer de prénom. Désiré, j’vais m’appeler. Encore un peu, je m’envole ! Robert Taylor du jardin Guillemin, c’est moi ! Ba ba ba ! Cette petite, elle est amoureuse de moi et de personne d’autre ! Capo y me dit que je rêve, Bouzouz que j’ai la folie des grandeurs, Jacky y rigole tandis que Bozambo y me la joue vieux briscard. Y a que Mani qui me comprend parce que lui, il a vu ! Il sait qu’elle a défailli quand je l’ai embrassée. Aouah, les autres, c’est des jaloux ! A quelques bancs de nous, un vieil homme appuyé sur sa canne, il a l’air de rêver, le regard dans le vague. Il connaît Alger comme sa poche et tout le monde le connaît. Toute la journée il circule dans SA ville en prenant le tram ou le trolley alors qu’il a une particularité : il est aveugle. Comme il me l’avait dit un jour, « Les arrêts de trams sont mes repères et le plan d’Alger, je l’ai dans la tête !»
Parfois, cet homme érudit y nous racontait la guerre 39-45 où il perdit la vue. Nous, les petits, on écoutait ses leçons d’histoire avec plus d’attention qu’à l’école. Une autre figure du quartier Guillemin, c’était un homme simplet qui était manchot. Selon certains, il avait perdu son bras (et la tête) en étant happé par un tram. Les chitanes du quartier l’appelaient Mauriço et chantaient une chanson qui était passée à la postérité : « Aille Mauriço, Mauriço, Mauriço . Dis moi pourquoi ta mère elle t’a fait si beau » Mais dans cette atmosphère, y avait pas une once de méchanceté ! Combien c’est une once ? Tcho Tcho baby, c’était le troisième personnage du quartier. Ce « grand gigot » en sortant du « mon Ciné » il attaquait les trams avec un pistolet à eau sous les encouragements des petits oualiones et des plus grands qui « tenaient » les murs du café de « Lollo Siari ». C’est ainsi que ma mère elle qualifiait l’attitude des jeunes appuyés contre la devanture des cafés. Yaré, ma mère !
*****
Tout est prétexte à la rigolade. On se moque de tout le monde et le fou rire se déclenche pour un oui, pour un non. Pour n’importe quoi, surtout ! Et chacun reprend l’éclat de rire pour l’emmener par la main vers d’autres quartiers. La Basseta, les Messageries, la cité de Picardie, la Consolation, c’est kif kif bourricot, la même bonne humeur qui règne en maîtresse absolue, dans les squares, les cafés et les marchés où le Bab El Ouedien y tape cinq avec la rigolade.
Les squares Guillemin y se préparent à recevoir la fête foraine de la fin du mois de Juillet. Comme chaque année, les forains envahissent les jardins pour la plus grande joie des petits et des grands. Les femmes, elles s’en donnent à cœur joie devant les stands où la roue de la fortune offre des paniers garnis de bouteilles Lesieur, Phénix, Montserrat ou Picon, des paquets de café Nizière, des tablettes de chocolat Meunier et d’autres friandises pour les enfants contre des billets numérotés.
Déjà, Mani et Capo y se morfalent sans vergogne les échantillons que les forains distribuent pendant que Bouzouz y se régale à l’avance de la liberté que va lui laisser sa mère. Sa mère, la pauvre, elle se fait un mauvais sang d’encre quand son mazozé de fils, il a une demi-seconde de retard pour rentrer chez lui. Mais, pendant la semaine de festivités, son père lui laisse la bride sur le cou jusqu’à onze heures du soir. Grace à Dieu, ça lui laisse le champ libre pour essayer de tomber (ou de lever, c’est selon qu’on soit en haut ou en bas !) les filles. Maintenant qu’il a vu comment on fait, y a plus rien qui le retient. Il aura plus aucune excuse! Victor qui vient d’arriver dans le quartier y s’ajoute à la bande de oualiones de l’Esplanade. Le jardin y s’est mis sur son 31. Les femmes, les unes plus jolies que les autres, on dirait qu’elles vont au bal sauf celles qui ressemblent à des sloughis gangui ou à des smina bartoches. Il en faut pour tous les goûts. Nicole, toujours je l’attends. On dirait que je suis Gary Cooper dans « le train qui sifflera trois fois » mais même pas j’ai mes pistolets. Purée, la mouine ! Tous les quartiers se regroupent. La Place Lelièvre, elle a réservé tous les premiers rangs comme s’ils s’étaient donnés le mot, les Messageries à droite du jardin, la basseta au milieu et la rue Rochambeau à gauche, l’Esplanade que les yeux pour pleurer, il lui reste, raïben ! Mais l’ambiance bonne enfant elle résoud tous les problèmes avant que le radio-crochet commence. Comme à l’accoutumée, chaque quartier il a inscrit, à son insu, (chof, je vais concourir pour le prix Goncourt de littérature) un babao qui en touche pas un en chanson et la rigolade, elle peut alors commencer. Y a ceux qui refusent catégoriquement de monter sur l’estrade quand Jack Redson, il les appelle sur le podium, ceux qui font les timides, ceux qui se retrouvent sur l’estrade et qui lèvent les deux bras en l’air comme un champion, ceux que les copains poussent comme des malades, ceux qui se cachent pour que Jack Redson y les voit pas, ceux qui relèvent le défi, fier comme un matamore, ceux qui se prennent pour Georges Guétary, celles qui croient qu’elles chantent mieux que Dalida, ceux qui attrapent le fou rire en essayant de chanter, celles qui rêvent de suivre les traces d’Anita Moralès et que total elles chantent comme une casserole, enfin y a de quoi rire jusqu’au bal qui raccommode tout le monde avec la musique. Les corps s’enlacent, les promesses restent des promesses ou débouchent sur un mariage mais nous, les enfants du jardin Guillemin, filles et garçons c’est la grande loterie de la drague innocente. J’essaie d’entraîner Nicole à Toututil pour taper le baiser sans le pot de colle de Mani occupé avec une petite.
--Tu viens avec moi ?
--Où ça ?
Soit disant elle sait pas!
--Voir si Toututil c’est fermé !
Elle sourit de toutes ses belles dents et nous voila en train de traverser la rue. L’entrée, elle a pas changé mais comme c’est la nuit, il fait nuit comme elle dirait la palisse. Y fait tout sombre ! Mes jambes, elles jouent des castagnettes. Je sais que c’est pas la peur mais au moins je peux donner le change. Nicole, aussi, elle en mène pas large. Je la prends dans mes bras musclés et je vise sa bouche. Dans le noir, c’est pas facile mais la purée, on dirait que le bon dieu il a pris la mesure de nos lèvres, elles s’emboîtent mieux que des poupées russes. Le baiser, sa mère ! Et même ma mère ! Une éternité parce que nos langues elles sont indisciplinées au possible ! Toutes les figures imposées et libres, elles y passent. Le double saut périlleux arrière, les circonflexions, les aspirations, mon ami, nos langues elles se trouvent et pourtant, on est dans le noir le plus complet ! Y suffit que Nicole elle reprend sa respiration pour que aya zoumbo, je repars à la charge. « La charge de la brigade légère » avec Errol Flynn, à coté c’est du cinéma. D’accord c’est un film de cow boys mais vraiment c’est du zbérote ! Non, nous deux, c’est un engagement pour la vie ! Achno, on a seulement douze ans. C’est pas beau, çà ? Et mes mains, elles tâtent ses tétés pour voir si c’est des vrais ! Et je peux certifier en douze mille exemplaires, ma parole, c’est des vrais, et du solide ! Bouzouz y va mourir ! Nos lèvres, elles veulent pas se décoller. Pourtant, j’ai pas mon tube de sécotine dans ma poche, hein ! Mais aouah, il faut retourner au jardin où les pasos dobles y succèdent aux tangos. Personne y fait attention à nous mais quand on rejoint les copains, nous deux, on sait que ce qui s’est passé, c’est à la vie, à la mort !
*****A SUIVRE.......
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