vendredi 22 avril 2011

LA GUERRE A GUYOTVILLE D'APRES YVON FERRANDIS


Depuis quelques mois, nous étions certains qu'un jour la guerre éclaterait. Hitler avait annexé la Sarre, l'Autriche et la Tchécoslovaquie. L'envahissement de la Pologne déclencha la seconde guerre mondiale.
Le 2 septembre, le garde-champêtre Orienti Fortuné parcourut, le tambour en bandoulière, toute la grand-rue du village, 1500 mètres, pour annoncer après un "avis !" solennel la déclaration de guerre, invitant les réservistes à rejoindre sans délai le lieu de leur incorporation : au bout d'une heure de haltes successives, il n'avait plus de voix pour déclamer son appel, mais termina son parcours, conscient de la gravité de la situation et de l'importance de sa mission !
La population accueillit la nouvelle avec beaucoup de fatalisme ; la guerre de 14-18, vingt ans à peine, était présente à tous les esprits et l'on s'en prenait à ceux qui avaient déclenché trop vite l'armistice, sans poursuivre au delà du Rhin, vers Berlin...
J'avais 15 ans et aucun de nous n'imaginait ce jour là que, quatre ans plus tard, nous serions incorporés à notre tour et débarquerions en Provence.

Les réquisitions
Dès la déclaration de guerre, les véhicules automobiles furent réquisitionnés, de même que chevaux et mulets qui participaient à l'effort de guerre. Le rassemblement des animaux se faisait à côté de la maison, au début du village, l'abreuvoir étant tout proche. Le choix se faisait en fonction de l'âge et de l'aspect des bêtes, y compris les mulets, bêtes rustiques et vigoureuses, dont on sait le rôle qu'ils tinrent avec les tirailleurs marocains du général Guillaume pour contourner le Mont Cassino, sous les ordres du général Juin, permettant de gagner la bataille du Garigliano et de monter sur Rome.
La réquisition dura quelques jours au terme desquels les bêtes partirent vers leur destin, vers la Tunisie, peut-être vers la Métropole ?
Quant aux véhicules automobiles, leur regroupement se faisait à Alger et je me souviens avoir vu partir des convois vers l'est, vers la Tunisie. On en a revu après l'armistice, en juin, revenues avec les troupes repliées, beaucoup finissant leur vie au bord des routes, mal entretenues, avec un kilométrage rédhibitoire.

Les restrictions
Ce fut alors le temps des restrictions, des tickets, de pain, de beurre et d'huile, de fromage le temps du faux café aux pois chiche et la chicorée, le temps du savon à la graisse animale et à la soude... Mais Guyotville et son plateau fertile, c'était encore la campagne et nous n'avons pas autant souffert que ceux de la ville. Ce fut aussi la restriction des vêtements et des chaussures, mais, pour beaucoup, cela ne nous changeait guère, habitués à une vie modeste. Plus d'essence, sauf pour les cars des CFRA nous menant à Alger, mais quelques voitures transformées avec un moteur à "gazogène" et leur fourneau à bois, leur tuyau-cheminée dépassant du toit, en panne tous les 4 à 5 km, carburateur bouché. Ce fut le triomphe des chars-à-bancs et des chevaux, des vélos rafistolés.
Mussolini avait attendu que la France soit à genoux pour entrer en guerre. La proximité de l'Italie nous conduisit à nous protéger : on creusa à la hâte des tranchées dans le village, dans le square municipale, en zigzag sous les grands palmiers, dans les terrains vagues, en souvenir de la dernière guerre, pour se protéger des bombardements possibles. Comme il y avait généralement peu de terre sur une roche dure, elles n'étaitent guère profondes et la protection illusoire. Il y eutpar contre des scènes cocasses : derrière notre jardin, il y avait un terrain vague communal que l'on appelait le "petit champ" et qui servait habituellement de terrain de foot aux gamins du quartier. Sur le côté ouest il y avait un grand mur haut de trois mètres, le séparant de l'école des Soeurs : c'est contre ce mur que les habiants de la rue voisine se mirent à l'abri, les femmes assises avec un sac bourré des biens les plus précieux, bien modeste à l'époque, par exemple la ménagère "plaquée argent". Certaines avaient apporté des bassines en guise de casque, bassines émaillées aux couleurs variées qui donnaient un aspect particulièrement comique. Conversations et commérages allaient bon train, pendant que les enfants ne pouvant demeurer en place se faisaient sermonner.
Ce fut heureusement la seule alerte et aucune bombe ne tomba sur le champ ni sur le village, les tranchées ne servirent plus qu'aux jeux d'enfants pour leurs batailles entre bandes rivales ; elles s'estompèrent sans qu'on ait eu à les reboucher, sauf au square où monsieur Besos, le cantonnier municipal, entreprit de les combler.

Débarquement allié en AFN, 8 novembre 1942
Cinq heures du matin, la sirène réveille tout le village. De notre chambre au premier étage donnant sur la rue principale, on entend des pas feutrés et des murmures. Je me lève et regarde à travers les claires-voies des persiennes : des soldats casqués, le visage barbouillé de noir marchent en files de chaque côté de la rue. A l'époque nous ne connaissions pas le casque américain et je dis à mon frère René : "les allemands... eh bien nous sommes jolis !" Un soldat passe en courant et appelle "mon commandant" : Français ou Américain ? Nous apprendrons plus tard que les Français étaient équipés de tenues américaines. Nous étions à nous poser ces questions quand Bachir, notre voisin employé à la commune, revenant du village, nous dit que les Américains ont débarqué.
La joie s'empare de nous et nous apprendrons vite que les Américains ont débarqué dans la nuit de chaque côté de la presqu'île de Sidi-Ferruch, là où les troupes françaises, sous les ordres du Maréchal De Bourmont, avaient débarqué le 14 juin 1830.
Nous nous retrouvons vite avec les copains du quartier et décideons d'aller voir de plus près : Tony Ortiz sort la voiture à cheval et nous voilà en route au petit matin pour le plateau, jusqu'à la propriété dont la vue embrasse toute la baie, de la Madrague à Sidi-Ferruch. Le spectacle est magnifique avec une armada de navires de guerre et de transports de troupes, les barges de débarquement sillonnant la baie ; nous demeurons longtemps émerveillés, à détailler la scène étalée sous nos yeux. Puis remontant tous en voiture nous descendons vers les dunes puis Sidi Ferruch voir de plus près les sections acheminées, arrivant au milieu d'une fourmilière qui débarque encore des barges et toutes sortes d'engins inconnus pour nous, voitures amphibies, chars, tracteurs, camions bâchés et jeeps, bulldozers, circulant sur des treillis de grillage renforcés de barres de fer, posées là pour éviter l'ensablement.
Nous entrons en contact avec des soldat anglais et leur casque plat, mais notre connaissance de la langue est pratiquement nulle. Les gestes suppléent la parole et rapidement nous fumons nos premières Players et mâchons nos premiers chewing-gum, scellant la fraternité avec les alliés.

Trop proche d'Alger, Guyotville va entrer en guerre.
Les troupes convergerons toute la journée vers Alger et nous verrons le premier spectable des balles traçantes tirées par la DCA, spectacle magnifique que nous connaîtrons mieux, bientôt, avec les raids allemands répétés.
Et tout au long de la côte, dans la brume du crépuscule, une file impressionnante de navires de guerre et de transports, certains tout près des rochers, protégés des attaques aériennes par des ballons, énormes cigares argentés, vogue lentement vers Alger.
La guerre est maintenant parmi nous. Une conséquence en est la réquisition des bâtiments scolaires pour loger les troupes. Ainsi l'Ecole pratique d'industrie, correspondant aujourd'hui à la technologie où mon frère René a entamé sa troisième année ferme. Les écoles primaires sont entamé sa troisième année ferme. Les écoles primaires sont atteintes par la mobilisation des maîtres et ainsi Jean-Claude n'a plus q'une demi-journée par jour.
Ceux qui vont au grand Lycée d'Alger voient Bugeaud réquisitionné. Une bombe tombera sur l'aile avant droite, tuant le Proviseur, le Censeur et leur famille. Guyotville accueillera à l'Ecole de Garçons le Centre de replis, préparant pour la première partie du baccalauréat. Le trajet sera désormais tout proche pour Georges Pélissier ou son ami Jean Dick de Baïnem.
Aux Docks, au bout du village, le bâtiment sera transformé en blanchisserie de l'armée, avec ses soldats. D'où le ravitaillement en miches de pain blanc au riz, dont nous bénéficions parfois. Les femmes, privées de bas depuis de longues années, retrouvent leurs collants.
Ce trafic avec les soldats portera ses fruits et nous admirons la facilité déconcertante de quelques jeunes indigènes, assimilant parfaitement l'anglais.

Bombes sur Guyotville.
Comme Alger, le village connut des alertes, annoncées par la sirène, mais aucune explosion ne s'était encore produite. Une nuit pourtant, un avion largua une bombe soufflante qui, prenant le village en enfilade, tomba sur les rochers, derrière les maisons, cassant vitres et soufflant les rideaux métalliques.
La construction d'abris fut aussitôt entreprise, qui dans sa cour, qui dans son écurie, qui sous les maisons, creusant des boyaux dans l'abrupt des terrains en pente. Ainsi monsieur Domenec avait creusé un escalier dans son jardin, avec au bas une galerie perpendiculaire ayant des bancs et de la lumière. Les nuits d'alerte, redoutées par clair de lune, réveillés en hâte par le signal sonore, nous accourions à peine vêtus, avec des biens précieux dans un sac, bijoux, argent, papiers, nous serrant dans cet espace restreint.
Parfois on entendait le sifflement caractéristique d'une bombe, notre silence l'accompagnant, avant sa chute en mer, espérant qu'elle n'exploserait pas dans la cour. Beaucoup tombaient dans les flots, les pilotes allemands, de retour, se déchargeant après avoir survolé Alger. Jetant un coup d'oeil extérieur, nous pouvions observer le spectable des faisceaux des projecteurs essayant de cerner un avion, et les balles traçantes lancées, vrai feu d'artifice.
Un soir d'alerte, une bombe volante avait été larguée sur le stade de football, avec un bruit énorme. Certains on dit que la propriété Rouzaud, logeant le général Eisenhower était visée. Nous le voyions souvent, avec sa fille, à cheval, sur les chemins du plateau. La bombe avait éclaté sur le stade, en bordure de la propriété Sabon, creusant un énorme entonnoir.
Un ouvrier indigène, assis devant son logis, en spectateur de balles traçantes, demeura tout hébété. En fin d'alerte, ce fut la ruée vers le stade pour voir, à la clarté de la lune, malgré le couvre-feu, le gros cratère sans doute minime par rapport à ce qu'ils euusent été en plein village.
C'était en effet l'époque du couvre-feu, la défense passive circulant casquée le soir pour héler ou siffler les habitants, souvent réunis autour du poste de TSF parasité, pour écouter Londres : un filet de lumière était visible contre une fenêtre, mal protégée par des rideaux, des journaux.
La bombe du stade fut la dernière sur Guyotville, mais un obus faillit déclencher une catastrophe. Un après-midi, d'hiver 1943, un croiseur américain au large du village, tirait, en exercice, des obus antiaériens. Mer agitée ou erreur, quelques obus arrivèrent sur le village, deux ou trois sur les flots, à vingt mètres du rivage et de la villa du serrurier Mora, un sur le terre-plein de l'ancienne gare, terrain de foot qui abritait une section d'Anglais et un entrepôt de bouteilles de gaz, pour gongler les saucisses, ballons destinés à protéger les navires des attaques aériennes.
Par bonheur, l'obus tomba dans la fosse des latrines militaires, amortissant la déflagration. Un vieux forain, accroupi là, fut tué, montreur d'animaux dans les écoles, que la commune avait logé, avec sa femme, dans un garage.
Mais nous avions eu la baraka, la chance, de voir une chute sur les bouteilles de gaz à 25 mètres et nous hbabitions à moins de 100 mètres de l'endroit ! Tout le quartier eut une peur rétrospective, ainsi que les marins américains enquêtant le lendemain.

L'école de défense contre avions ou DCA.
Dès le début du débarquement, un groupe de DCA s'était installé. Une compagnie anglaise était cantonnée face à la mer, sur une ancienne carrière de pierres bleues, surplombant la route vers Alger.
Chaque matin et chaque soir un avion de la Royal Air Force, chasseur Hurricane, tirait une saucisse blanche et rouge, que les canons visaient. Souvent elle était atteinte et abattue, servant plus tard à faire des bâches imperméables, de longs élastiques carrés faisant aussi la joie des enfants, pour leurs tire-boulettes. Des balles étaient aussi récupérées, jeu dangereux pour les marmots.
Des Américains et des Français s'entraînaient aussi, mais les Anglais tiraient mieux, des Américains parvenant à atteindre l'avion ! Ces exercices durèrent des mois et nous avions pris l'habitude des déflagrations, surpris quand le tintamarre cessait.
Le soir, la compagnie avait quartier libre et se manifestait au village, par groupes de toris marchant au pas cadencé de leurs chaussures ferrées, en direction des bistrots, surtout de la brasserie Rochette à gauche de la mairie. Un seul but, boire des moscatels, Dabis et autres vins du pays. Tenus de fermer tôt, les cafés mettaient dehors leurs clients devenus agités. C'était alors le retour au camp, par trois comme à l'aller, mais avec un pas plus hésitant, l'un soutenu par ses compères moins ivres, mais parfois tout le groupe s'écroulait, le camp étant encore bien loin.
Ce n'est qu'après le débarquement en Provence, le 15 août 1944, que le village retrouvera sa tranquillité. Lorsqu'à la fin de la campagne de Tunisie, un contingent du 2ième Corps d'armée américains, cantonné dans la forêt de Baïnem proche partira, nous retrouverons le calme. On disait qu'il était surtout composé de rpisonniers de Sing Sing, ce qui n'était pas invraisemblable quand on voyait leurs bagarres dans les bars, nécessitant l'intervention de la military-police, ou leur patogeage dans le bassin du Monument aux Morts, essayant d'attraper la grosse vieille carpe familière.

La fin de la guerre le 8 mai 1945.
Après tant de souffrances et de malheurs dans les familles Alfred Coll, Marceau Orienti, Fortuné Raphaël et autres, qui ont laissé leur vie sur les champs de bataille de la libération ! Les prisonniers, certains depuis 1940, revenaient plus ou moins affectés et l'un ne survécut pas longtemps.
Mais pour nous enfants, la joie de n'avoir plus de craintes et de frayeurs, faisait oublier les peines, les privations.
Dès l'annonce de l'armistice, le village en fête, retrouvait le paradis perdu."

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