samedi 12 février 2011

EXTRAIT DE "Retour sur un naufrage" par le Prof. Albert Bensoussan et Julien Zenouda

 Alger, 11 décembre 1960, les Arabes algériens, rendus furieux par la visite du général de Gaulle et les réactions violentes des pieds-noirs  à leur encontre, s’en prennent en leur faiblesse et leur lâcheté au plus haut symbole du judaïsme algérien, jusque là respecté et toujours inviolé : le Grand-Temple de la rue Randon, au cœur de la Casbah, devant le marché le plus populaire de la ville. Dans ce centre de la vieille cité, Juifs et Arabes avaient toujours vécu jusque là en parfaite fraternité, nous allions et venions au milieu d’eux sans nulle crainte, nous parlions la même langue, ils nous respectaient et nous avions de l’estime et de l’affection pour eux. Ils sont entrés dans ce lieu saint, ont tout saccagé, arraché les plaques noires du souvenir de nos morts sur les murs, éventré les symboles de notre foi, souillé les livres et les rouleaux de la Torah, vidé les boxes où chacun entreposait talith et téphilines, et ses livres de prières, tout est parti en fumée. Et puis les Paras sont arrivés avec leurs bérets rouges, ils ont occupé les lieux, ont campé sur le sol de notre Temple, ont mangé, bu et forniqué en toute bonne conscience de soudards, et pour comble, ajoutant l’offense à l’opprobre, ils ont dressé un arbre de Noël. Que dire après cela, sinon tenter de se souvenir, et de rappeler ce que fut ce haut lieu du culte juif à Alger ? Oui rappelons-nous, essayons de faire revivre ces temps de bonheur et de paix : Hadesh yamenou kekedem, comme l’on dit après avoir raccompagné pieusement le Sepher Torah jusqu’à son armoire sainte, Aron hakodesh, et après avoir tiré le rideau. Oui, le rideau est tiré mais notre mémoire reste vive, et intacte notre piété, qui renouvelle pour nous les jours d’autrefois…

Je me souviens… Arpentant encore et toujours les tournants Rovigo, montant et dévalant, j’avance sur les cotons de la mémoire, par des rues qui s’effacent et des places qui roulent vers l’abîme. Je me souviens d’une ville qui n’existe plus… Depuis des années et des années, tant de sable a croulé, et je me vois toujours descendant cette cité en pente, toutes ces rues d’Alger qui se jettent à la mer. Où nous fûmes naufragés… Yom Kippour à Alger, au Grand Temple de la rue Randon, comment c’était déjà ?…

Depuis le recueillement de Kol Nidrei, la veille au soir, pas une miette de pain, pas une goutte d’eau n’avait traversé mon gosier. Je m’éveillais la langue râpeuse, et qui collerait au palais toute la journée, car défense de se laver, de se rincer, de se rafraîchir. Le jeûne était contrition, il fallait aller au-devant de la souffrance. J’accompagnais papa aux aurores. Jamais je ne l’aurais laissé aller seul à notre synagogue, au cœur de la citadelle maure. Une houle de chaleur montait aux tempes comme nous traversions les artères désertées.

Dans la cité marchande, pas un seul commerce n’ouvrirait, ni rue d’Isly, ni sous les arcades de la Lyre, ni rue Bab-Azoun, ni aux tissus Bouchara ni chez Bakouche, pas plus qu’au Petit-Duc des frères Stora ou chez Baranès à Maison Larade, qui avaient averti toutes les couturières catholiques de la ville que le rideau de fer, ce jour-là, resterait baissé.


Contournant le centre, nous allions par la rue Dupuch et les tournants Rovigo jusqu’à déboucher place de la Lyre et là emprunter la rue Randon qui traverse la Casbah de part en part, folle d’odeurs et de huées. Il fallait se frayer un chemin dans la foule arabe, toujours affairée en ruelles, éviter prudemment les Balek ! – ôte-toi de là ! – du livreur poussant à la hâte sa carriole cahotante, et ne pas se cogner aux ânes aveuglés dégringolant des venelles avec leurs ordures à ras bord des couffes qui souillaient de part et d’autre les parois. Et il fallait fermer les yeux sur les fellaghas déguisés en fatmas, et sur Ali-la-Pointe, dissimulant sous le voile du haïk un pistolet assassin…

Enfin, la grille du Temple, sur la place du marché, avec l’inévitable agent de police, symbole dérisoire de notre sécurité. Mais nous n’avions rien à craindre de nos frères dont l’un venait allumer les lumières quand la loi hébraïque l’interdisait à nos mains. Le shamash, qui arrivait forcément le premier, allait cogner à la porte du yaouled appointé par le Consistoire, qui traversait la place du Grand-rabbin Abraham Bloch sur les pas de Benatouil, qui, ouvrant grand la porte de la synagogue lui désignait au vestibule les minuteries respectives, puis lui faisait traverser la travée centrale, et l’Arabe prenait soin d’ajuster sa chéchia ainsi que I’Allah des Juifs l’ordonnait, et il allumait les feux de la rampe autour de l’estrade de prière, et les guirlandes d’ampoules au-dessus d’Arche Sainte qui, ce jour-là s’ornait d’un splendide rideau de satin blanc, linceul immaculé tiré sur les rouleaux sacrés. Puis l’éclaireur montait aux galeries supérieures et branchait les petites lampes pour les femmes, et descendait même aux toilettes du sous-sol qui serviraient à soulager la vessie économe de ceux qui ne boiraient pas d’eau de toute la journée.(.....)
 (....)Dès lors, tout était consommé et la balance en équilibre, les digues s’écroulant libéraient l’explosion, les cris des enfants, les vagissements, les embrassades gloutonnes et les vœux, tous ces baisers dans les mains qu’on se soufflait d’une rangée à I’autre, des galeries supérieures aux stalles, et vice versa. Au dernier temps de l’office on n’entendait plus rien dans I ‘incroyable brouhaha, les ultimes oraisons se perdaient dans le vacarme, jusqu’à, tant attendue, et certains n’étaient venus que pour ça, la résonance finale du shofar scellant le pacte du pardon, cette corne de bélier qu’un rabbineau plein d’allant — et c’était, frais émoulu du Séminaire Israélite de la Bouzaréah, le jeune Bendavid au timbre chaud et mélodieux — appliquait contre ses lèvres brûlées, à longues notes plaintives, geignardes, taraudantes, qui finissaient dans le crépitement interminable du dernier souffle, et autant d’années de bonheur et de prospérité sur tous, Amen.

Alors s’ouvraient les portes de lumière et d’amour de la délivrance, dans la rosée des baisers qui pleuvaient alentour, et nous voilà pour toute l’année inscrits sur le livre de la vie. Et le rabbin Chemoul, recouvrant quelque vaillance, clamait d’une voix presque ferme : Le’h besim’ha, « Va dans la joie »… Le reste était éparpillement d’oiseaux piaillant dans toute la rue Randon, volant, pied léger et ventre vide, vers ce nid où avaient cuit, entre le pain et le vin, ces brioches de Kippour en forme d’étoile, fourrées d’amandes et de raisins secs, qui auraient enfin raison de ce jeûne. Ce judaïsme-là, archaïque et beau, ce Yom Kippour au Grand Temple d’Alger, qui pourrait jamais l’effacer ?
Albert Bensoussan

1 commentaire:

  1. Je tiens à préciser une petite erreur au début de l'extrait du document,en décembre 1960 l'OAS n'existait pas encore

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