vendredi 25 février 2011

LA MAISON DE MON PERE -ALBERT BENSOUSSAN-

D'APRES UN TEXTE DE ALBERT BENSOUSSAN
........Et quand la page a été tournée, et papa descendu dans sa tombe, alors que l’euphorie de la vie nous reprenait et qu’on en oubliait, presque, d’où nous étions, d’où nous venions, soudain, d’un coup, comme le manteau de la nuit tombe brutalement à l’équinoxe, je me suis dit que la maison de mon père avait vraiment disparu, noyée dans la tourmente, effacée sur la plage de l’histoire, et que jamais plus je n’aurais de murs à moi. Vrai ! alors que je suis propriétaire en bonne et due forme de mon logement, et vis dans ce confort relatif qui ferait presque oublier l’exil, je ne me sens pas ici, ah non ! jamais je ne me sentirai chez moi. Et cette maison que j’habite, ces murs bretons, rien ne m’y retient. Quel regret aurais-je en partant ? Aucun, bibliquement nu, et prêt pour le sable.

Or la maison de mon père n’a pas été détruite pour de bon. Tant que j’y pense, la revois et contiens ses murs dans la ville éternellement vibrante de ma mémoire, elle est encore là, intacte, inscrite dans une cité dont je récite par cœur toutes les rues et reconnais toutes les places. Alors, quand la douceur de la nuit m’embarque pour le rêve, mes lèvres remuent à la façon d’une prière, ou d’une litanie sur bouche bégayante, et me voilà récitant, d’un coup, le nom de toutes mes chambres noires ( Vox, Caméo, Olympia, Empire, Star, Régent, Roxy, Lux, Midi-Minuit, Debussy, Versailles, Trianon, Variétés, Musset, Montpensier, Nedjma, Hollywood, Club (prononcé kleub qui est la métathèse de keulb)… ), ou alors je fais l’appel et c’est toute la classe invariable, qui, de la 6ème à la 1ère, brasse toujours mêmes têtes et mêmes patronymes – Abitbol, Attig, Bensoussan, Brakchi, Curtés, Fébrer, Hadouf, Hadjadj, Harzic, Limiñana, Narboni, Ramos, Suau, Vassallo… , ou bien, sur le petit matin d’une nuit paisible, voilà que je me rejoue un Chabbat entier en clamant Le’ha dodi likrat kala, viens ma chérie, réponds à ma prière…, si fort que la main de mon épouse se pose sur mon flanc et tapote : allons dors, allons dors. Je rêve…, oui et plus je sens la vie me fuir par tous les pores, et mon dos s’accabler, et mes pieds marquer le pas sur la ligne immobile, plus le songe envahit mes plages. J’écarte d’un geste vif nos persiennes vertes qui s’ouvrent sur la véranda. Ce matin d’août les premiers rayons ont déjà tant chauffé le carrelage il fait slika, marmonne maman que je dois vite quérir mes belghas de raphia pour gagner le petit bureau à l’autre bout, où, derrière les vitres, papa se balance sur la chaise en récitant déjà Tehilim et psaumes de David, s’accompagnant, à défaut de guititt ou psaltérion, de son éventail de paille cinglant l’air. Fati nous apporte à tous deux le premier café du matin, du Nizière fumant et fleurant bon le lion de l’Atlas. Je m’assois devant ma feuille blanche et, trempant la plume armée de sergent-major, trace la première phrase de rédaction : La tête aux Tagarins, à l’ombre de la Colonne, les pieds nus posés sur la darse, et les bras étalés en Babel à senestre, en Belcourt à dextre, la Sultane prend la pose de l’odalisque. Ou est-ce la mythique houri promise au paradis d’Allah ?… Qu’importe ! la beauté a ici droit de cité, et de ce corps impudique, offert et dévêtu, à morgue déployée, s’élève, comme une vapeur vénale, l’entêtante odeur des promesses, des prémisses, des paresses… Ma tête roule alors à la saignée du coude, lasse de tant d’efforts avortés, et je sens, en recouvrant mon somme et l’abri des images souterraines, la chaude paume de papa caresser mon front, remettre en place les mèches qu’il ébouriffe, tapoter là-haut en récitant la bénédiction des mâles, par Abraham, Isaac et Jacob, Moshé ou-Aharon, David ou-Chlomo, qu’Achem te bénisse et te protège… et les mots d’hébreu n’ont jamais cessé d’entourer mon front comme ces bandelettes aux trous énigmatiques que seul quelque démiurge ou mage ou télégraphiste saura déchiffrer. Alger au loin, comme un décor de film, avant le fondu au noir.

Albert Bensoussan




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