mercredi 17 novembre 2010

LES PIEDS NOIRS, DES COLONISATEURS?

«Colonies : s’affliger quand on en parle », écrivait Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues.
 S’affliger, mais aussi,s’agissant de l’Algérie, « diaboliser »,comme le dit encore Thierry Rolando. Dans ces conditions, impossible, pour les piedsnoirs (2 millions de personnes, en comptant les rapatriés et leurs descendants) de cicatriser leurs plaies. « Victimes, nous l’avons été deux fois, résume le président du Cercle algérianiste : comme orphelins de l’Algérie et comme “non-adoptés” par la France. » Lui-même, qui n’avait que 3 ans en 1962,n’a pas conservé de souvenirs de l’exode vécu par un million de rapatriés : les quelques objets conservés à la hâte, les quais et les tarmacs bondés, la peur,les cris d’enfants,puis les côtes qui s’éloignent à jamais et l’arrivée, « tout au bout du chagrin », sur une terre inconnue.Et hostile.

Alors maire socialiste de Marseille, Gaston Defferre répondait ainsi au Figaro (26 juillet 1962) à propos de la scolarité des enfants pieds-noirs : « Il n’est pas question de les inscrire à l’école, car il n’y a déjà pas assez de place pour les petits Marseillais.[…] Que les rapatriés quittent Marseille en vitesse et tentent de se réadapter ailleurs ! » Âgé de 28 ans à l’époque, l’humoriste Robert Castel n’oubliera jamais les injures qui fusaient lorsqu’il passait à l’Olympia en première partie de Gilbert Bécaud : « Des gens hurlaient : “Retourne dans ton pays, sale pied-noir !” » Lui a choisi « le rire pour donner une bonne image de [sa] communauté ». D’autres, comme le philosophe Jean- François Mattéi, 21 ans en 1962, auteur d’innombrables essais sur Heidegger, Nietzsche ou Platon, ont fait le choix de l’excellence universitaire, « à l’encontre de tous les clichés ».

Quarante-sept ans après, les deux, à la personnalité et au parcours si différents, le confessent pourtant avec la même sincérité : ils ont « compris » (le premier) et «éprouvé de la sympathie » (le second) pour l’OAS.Ce fut aussi le cas de la grande majorité des pieds-noirs. Lesquels, pour autant, ne furent pas les extrémistes de droite communément décrits : « C’était une population aux mêmes clivages politiques que ses concitoyens de France, et même un peu plus marquée à gauche, rappelle l’inspecteur général de l’Éducation nationale Georges Morin. Seule la détresse collective de 1961-1962 précipita beaucoup d’entre eux,notamment parmi les plus humbles, dans les bras de l’OAS : faut-il rappeler que son fief, le quartier algérois de Babel- Oued, votait jusqu’alors massivement communiste ? »

Rares ont été, du reste, après la guerre d’Algérie,ceux qui ont choisi l’engagement politique militant. Reste que le soutien de la gauche au FLN et la « trahison » du général de Gaulle – passant du « je vous ai compris » à l’indépendance – n’en ont pas moins fait basculer une large part de l’électorat pied-noir dans une double opposition à ces forces ultradominantes. Mouvement Poujade dans les années 1950, Républicains indépendants et UDF antigaullistes ensuite, mais aussi Front national, de sa création,en 1972,jusqu’à la dernière présidentielle (où Nicolas Sarkozy a engrangé l’essentiel des voix)… Un motif supplémentaire de stigmatisation, qui n’a fait, encore,qu’aviver les ressentiments. Vainqueur en 1965 du grand prix Âge tendre et tête de bois, récompensant les jeunes talents, Jean-Pax Méfret réclamera trois ans plus tard l’amnistie des anciens OAS dans ses chansons la Prière du pied- Noir et l’Hymne des pieds-noirs (diffusia.fr). «Du jour au lendemain, raconte-t-il, j’ai été privé d’antenne. »

Pourquoi une telle mise au ban de la société ? Un tel «manichéisme stupide » à l’encontre des Français d’Algérie, comme le regrette l’écrivain à succès Frédéric Musso, né, lui aussi, de l’autre côté de la Méditerranée ? C’est peu de dire, pourtant,que les pieds-noirs,n’étaient pas les «colonisateurs » qu’on a décrits : conquis en 1830 – avant Nice et la Savoie ! –, le territoire algérien, jusqu’alors sous domination ottomane, n’était pas un État souverain. Les pieds-noirs ne furent pas plus les « privilégiés » qu’on a décrits : « Le niveau de vie de la population était inférieur de 20 % à celui de la métropole », rappelle Georges Morin ; compte tenu de la rudesse de la terre et du climat, les « grandes exploitations »montrées du doigt ne produisaient que 7 à 10 quintaux de blé par hectare et par an, contre 40 à 50 dans les plaines de la Beauce.

Ils n’étaient pas davantage des « exploiteurs ». Chiffres à l’appui, Jacques Marseille l’a démontré : la France a injecté bien plus d’argent en Algérie qu’elle n’en a gagné. « La France a fait énormément là-bas, qu’il s’agisse de la santé, des infrastructures, de l’éducation », insiste l’ancien prix Nobel de physique Claude Cohen-Tannoudji. Multiethnique et multiculturelle – bien plus que le reste de la France de l’époque –, l’Algérie, enfin, « était catholique à la Toussaint, musulmane à l’Aïd el-Kebir et juive à Yom Kippour », comme l’a raconté Raphaël Draï, dans le Pays d’avant (Michalon, 2008). C’est ensuite, après le départ des Français, que se sont déchaînées les haines politiques et ethniques :massacre de 150 000 harkis, pogroms antijuifs – qui étaient encore 3 000 à Oran après 1962,contre moins d’une… dizaine aujourd’hui !

Même l’historien anticolonialiste et militant de la Ligue des droits de l’homme,Gilles Manceron, en a convenu dans le Monde diplomatique :«L’Algérie des années 1970 et 1980 n’a su ni construire une société politique pluraliste ni accueillir la diversité en son sein ».

Tout ça pour ça,donc ? « Il est plus que temps de réhabiliter le vrai bilan des cent trente-deux années de présence française en Algérie, mais aussi, pour la France, de s’excuser enfin pour les mensonges d’État ayant abouti à l’indépendance et pour l’abominable calvaire vécu par les pieds-noirs, explique Thierry Rolando. Tant que ce devoir de mémoire n’aura pas été honoré, les cicatrices ne pourront se refermer.

THIERRY ROLANDO "VALEURS ACTUELLES"

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