mardi 6 juillet 2010

LE RENDEZ VOUS DES PECHEURS DE BAB EL OUED

Le rendez-vous des pêcheurs
Depuis qu’il n’y a plus de quartier de la Marine Bab-El-Oued est devenu le rendez-vous des pêcheurs.
Il y a trois grandes catégories de pêcheurs : les professionnels qui jugent la pêche comme une corvée, les amateurs pour qui elle est une passion dévorante dont l’obsession occupe toutes les conversations… et les pêcheurs en retraite qui, ayant oublié les rudes exigences du métier pour ne se souvenir que de la poésie qu’il dispense, servent volontiers de trait d’union entre les amateurs et les professionnels.
De ces trois familles de pêcheurs deux sont à peu près invisibles. Les techniciens sont à la pêche, les autres rêvent à ses fastes dans le vacarme de l’atelier ou du chantier.
Ce sont les marins en retraite que l’on rencontre le plus souvent à Bab-El-Oued : ils sont restés fidèles à l’uniforme du marin et la casquette posée sur la tête comme seuls savent le faire les gens sans galons… le pull-over à col roulé, le veston de toile ou de drap bleu qui sont nés sur les rivages farouches de la Méditerranée. Ils forment un clan à part, et fraternellement mêlés depuis les oiseux matelots jusqu’aux anciens patrons de pêche, ils jouent aux cartes derrière les verrières des cafés.

Ceci mis à part, il est difficile de distinguer les professionnels des amateurs. C’est que la pêche comme la peinture est un art qui se rit de ces classifications arbitraires. En fait les professionnels sont des hommes qui vivent de la pêche, alors que les autres se ruineraient volontiers pour elle. Mais ceci n’a aucun rapport avec le talent du pêcheur.
Si vous voulez rencontrer des professionnels il faut vous lever avant l’aube. Vous distinguerez leurs silhouettes confuses trottant au ras des murs les jours d’orage ou de pluie, ou vous entendrez leurs appels étouffés avant les matins d’été.
Autrefois il leur suffisait de descendre les escaliers des boulevards pour embarquer à bord des chalutiers avant que les muezzins des mosquées n’appellent les croyants à la prière. Aujourd’hui certains pêcheurs doivent couvrir plusieurs kilomètre pour rejoindre les quais de pêche. C’est l’un des innombrables drames d’un progrès mal compris et d’un urbanisme aveugle qui prétend substituer une ville à l’autre, au lieu de juxtaposer les quartiers nouveaux à côté des vieilles communautés serrées par les habitudes sur les lieux de leur travail.
Le soir, à l’heure où les amateurs enfin libérés par l’horaire du travail préparent leurs pièges, les professionnels rentrent pour vendre leur part aux initiés.
Les latins cachent quelque part, dans un recoin de l’hérédité quelque chose de l’âme des pirates. Ils adorent la mer mais ce n’est pas tellement pour s’y plonger dans un vertige d’amour partagé. Ils l’aiment avec une pointe d’égoïsme, pour les joies qu’ils peuvent tirer d’elle. C’est un peu aussi la définition du souteneur.
Ce qu’il y a d’extraordinaire c’est qu’il est partout de la même manière. La pêche est une religion latine dont les arcanes les plus secrètes sont scrupuleusement respectées jusque dans les moindres criques d’Espagne, de France, d’Afrique du Nord ou d’Italie.

Le pêcheur se lève le matin bien avant le lever du jour. Pendant qu’il savoure un café toujours noir, à petites gorgées d’oriental blasé, il entasse dans les « couffins » de palmier tressé, la ligne, les hameçons et l’amorce aux relents de pêcherie abandonnée. Il ajoute la bouteille de vin puis recouvre le tout d’une serviette éponge ou d’un mouchoir colorié. Le « roseau » est accroché derrière la porte. Il le jette sur l’épaule avec le geste martial d’un héros décidé au combat.
Ce qu’il a fait le long du jour, nul ne le saura jamais exactement. Peut-être pêche-t-il tout simplement. Mais les gestes qu’il ébauche ne suffisent pas à convaincre. Ils évoquent assez vaguement un peu, une distraction manuelle, une occupation machinale et inoffensive, qui laisse leur liberté aux vagabondages de la pensée. L’âme du petit peuple de la Méditerranée est saturée par une sagesse millénaire. La pêche pour ces héritiers d’Ulysse, dont le costume bleu accuse le hâle… ce n’est peut-être qu’un prétexte, qu’une supercherie. Elle permet de s’abandonner aux nonchalances de la rêverie clandestine.
Encastré entre l’eau et la lumière le « pêcheur » ne pêche pas. Il rentre en communion avec la mer. S’il est assis sur un rocher, les petites vagues baignent ses chevilles libérées par le pantalon retroussé. S’il rêve sur une « pastéra » les mouvements alternés de l’eau le bercent comme un khalief de Byzance. Dans l’un et l’autre cas, le soleil s’efforce de déchiffrer la nature de sa coiffure invraisemblable.
Au bout de quelques heures le « pêcheur » las de rêver, bénéficie de l’infinie générosité du soleil. L’ivresse de la chaleur et de la lumière le gagne. Il entre, comme les derviches, dans le paradis inconnu, peuplé de reflets irisés ; il s’assimile à ces vieillards qui dorment pendant toute la journée contre un mur brûlé par la réverbération du soleil, et que les musulmans appellent « des buveurs de soleil ».
L’enchantement cesse avec les ombres du crépuscule… et le retour est soumis aux mêmes règles que le départ.
Le pêcheur entre dans un café du port. En une journée de station sur un rocher il a acquis la démarche chaloupée des gens de mer, il pose son panier, les prises dérisoires et les restes d’amorce s’y mêlent sans qu’il soit possible de les identifier. La bouteille est vide, un petit poulpe s’y tient encore agrippé après la mort… comme un ivrogne serrerait un bec de gaz.
C’est l’heure de l’anisette dont le parfum est quintuplé quand les lèvres sont desséchées par le sel.
C’est aussi l’heure des histoires.
Personne n’y croit jamais, parce qu’elles sont arrivées à tout le monde, à Raïsville, aux deux chameaux,à Matarese, sur les jetées du port ou le long de la plage du Jardin d’Essai, où jadis s’est marié Cagayous.
Qu’importe.
Le poisson n’a rien à voir à ces histoires de pêche… C’est l’ivresse de rester une journée au soleil comme une divinité païenne … et c’est l’étrange bonheur de se sentir envahir par un trouble indéfinissable quand on regarde la côte, qui ressemble curieusement, dès qu’on s’en éloigne, aux vieilles lithographies barbaresques.

                                                                      JEAN BRUNE

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