mardi 29 juin 2010

TRISTE VISION D'ALGER 2010

“Il n’y a rien à faire dans cette ville”, me dit Souad, une Libanaise installée ici depuis quelques mois. Son constat est loin d’être sévère. Souad aime les gens, mais où les trouver ? Comment les aborder ? Dans quel café ? Dans quelle brasserie ? On a l’impression qu’Alger s’est transformée petit à petit en une espèce de ville conçue pour abriter l’ennui. Alger est triste. Profondément triste. Et l’été n’y peut rien. Elle ne mérite peut-être même pas tout le soleil qui se déploie sur elle.
La pluie convient certainement mieux à cette ville. Elle colle pleinement à son aspect renfrogné. On a beau essayer de repeindre les murs de la ville, d’égayer ses façades, Alger reste sombre, malgré sa sublime lumière. A-t-elle perdu le sens de la fête ? L’a-t-elle eu un jour ? Une certaine forme d’amnésie nous fait penser que la fête a pris la clé des champs à cause de ces quinze années de guerre. Même pas vrai, diraient les gosses. On sublime un passé qui n’a peut-être jamais existé. Ou si peu. Avant la guerre, Alger était déjà en guerre contre elle-même. Elle s’enfonçait dans une longue liste d’interdits bigots combinés à un malaise malsain, que l’Etat avait inaugurée bien avant le zèle de la dévotion hirsute, sur laquelle, le plus souvent, on déverse injustement tous nos échecs et nos rancunes.
Alger est une ville policière. N’allez pas croire que ce soit à cause des attentats – ni du nombre croissant de ses policiers – qu’elle est policière. Alger est policière dans son attitude. Dans sa tête. Même sans policiers, elle aurait été policière. D’où le drame, peut-être. On s’y sent constamment guetté. Jaugé. D’abord par ses semblables. Les femmes bravent la hargne des regards mâles, mais elles restent tout de même prisonnières du temps et des hommes. Des cendrillons qui n’égarent aucune chaussure, mais sont tenues de rentrer chez elles bien avant minuit. La nuit, les femmes disparaissent. Mais les hommes aussi. Les femmes victimes des hommes et les hommes victimes d’eux-mêmes. Alger est une ville qui ferme, comme ses magasins. C’est une ville cadenassée que nous devrions cambrioler. Mais personne n’est assez doué pour forcer ses serrures. Quelle horreur, une ville qui ferme ses portes invisibles au nez de ses habitants ! Des portes contre lesquelles nous nous cognons constamment. Il ne viendrait à l’esprit de personne de se balader la nuit à pied. Prendre l’air. Un pot. Marcher. Découvrir d’autres senteurs. Voir la mer.
Le dos toujours tourné à la méditerranée
Même la mer, on ne la voit pas. On ne la voit plus. Est-ce les gens qui se sont détournés d’elle ou est-ce elle qui s’est détournée de nous ? Alger est devenue un désert sans sable traversé par des ombres pressées. On a de l’affection pour ses gens, mais on ne sait pas toujours où les trouver. Comment leur parler ? Nous sommes tous un peu comme Souad, la Libanaise.
Les dernières séances de cinéma, dans les deux ou trois salles encore fréquentables, sont programmées pour 18 heures. Quand elles ne sont pas carrément déprogrammées pour on ne sait quelles raisons, toujours valables aux yeux des gérants de salles. Après une séance de cinéma ratée, que nous reste-t-il ? Les cafés sont fermés. Les bars offrent des prestations médiocres d’où la gaieté et l’échange sont presque bannis pour laisser place à des murmures chaotiques ou des esclandres sans nom. Depuis plusieurs semaines, les bars sont sommés de fermer aux alentours de 22 heures. Prendre un soda ou une bière devient un véritable parcours du combattant. Et où écouter de la musique ? Et ces expositions, toujours organisées dans des lieux qui n’inspirent pas forcément la sympathie ? Malgré la beauté de leurs sites, ils sont honnis par la société. Je n’aime pas le palais de la Culture. Il est beau, mais je n’ai absolument rien à y faire. Et, quand j’y vais, c’est forcément pour faire plaisir à des amis artistes qui y exposent. La culture, la vraie, doit se faire dans la rue. Pas dans les palais, avec des ministres arrogants. El Djazaïr El-Mahroussa. Alger la bien gardée. Depuis les Turcs, la régence, Alger est sous surveillance. La moindre manifestation de joie inquiète. La moindre manifestation de colère panique. On a peur de la foule. Une agoraphobie institutionnelle qui n’a rien à voir avec les angoisses de l’individu, mais plutôt avec les terreurs des dirigeants envers la société. La société n’a jamais été écoutée, mais on l’a souvent mise sur écoute. Quand il y a un concert de musique, il y a souvent plus de policiers que de public. Idem pour les matchs de football. Alger est immédiatement quadrillée. Pour une raison étrange, les magasins de meubles restent ouverts très tard la nuit. Un ami anxieux me dit, avec un humour teinté de doute, que les vendeurs de meubles doivent travailler pour la police. Et si les Algériens, au lieu de s’amuser la nuit, préféraient acheter des meubles ? Peut-être bien. Mais, en attendant une réponse précise pour savoir pourquoi les magasins de meubles restent ouverts la nuit alors que tout est fermé, on peut déjà dire qu’une ville qui ne vit pas la nuit n’est pas une ville. C’est un village agricole sans les champs de blé à labourer.
Sid Ahmed Semiane
La Tribune


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