mercredi 7 octobre 2009

LETTRE AUX FRANCAIS DE FRANCE -PATOS-

Le temps est passé.
Il me semble qu’il a filé entre mes doigts. Que reste -t-il de cet enfant de Bab El Oued, insouciant et heureux, qui a traversé la vie de l’homme que je suis devenu ? Le poète disait : « Que reste-t-il de nos amours, une photo, vieille photo de ma jeunesse. ». Il me reste des bribes de souvenirs que j’ai tenté de conserver tout au fond de mon cœur. L’affreux sentiment d’être un déraciné m’a toujours accompagné dans cette descente aux enfers découverte sur un bateau-prison, le « ville d’Oran », qui me déporta au large de mon enfance, si loin du paradis dont je ne savais pas, encore, qu’il me hanterait jusqu’à mon dernier jour.
Durant cinquante années j’ai vécu par procuration. A côté de ma vie. Complètement disloqué pour raison d’état. J’étais un français vivant mais la mort rôdait à tout instant, dans un univers froid où la solitude m’inoculait une autre façon de vivre et de me comporter, une autre façon de penser et de rigoler, une autre façon de rire et d’aimer la vie. L’insouciance des jours heureux a déserté mon horizon et s’est muée en une angoisse du lendemain qui m’était étrangère malgré une guerre d’Algérie qui pouvait, à tout moment, bouleverser ma vie.
Alors, m’est venu l’idée de coucher sur papier nostalgie ces quelques notes qui parlent de ce que d’autres écrivains, d’autres cinéastes, d’autres artistes n’ont pas su ou pas voulu retracer, par pudeur sans doute, la tragédie qui assassina un peuple en le déplaçant vers une autre terre. Car, tragédie il y eut, bien au delà des mots et des larmes et il me semble que le temps est venu d’évoquer les conséquences dramatiques de cet épisode contemporain de l’Histoire de France qui accabla les français d’Algérie.
Des français d’Algérie qui se sont remis au travail sans rien demander à personne et qui s’éteindront du sommeil des justes avec le sentiment, tous comptes faits, que la France leur sera redevable de leur patriotisme même si ce sentiment n’est plus en odeur de sainteté de nos jours.
Les Pieds Noirs étaient des gens heureux et rien n’effacera cette image. Mais le drame était omniprésent dans leur histoire et c’est ce sentiment qui prédomine dans mon approche sociologique. Je ne suis pas un lettré. Je ne suis pas non plus un éminent chercheur, ni un journaliste d’investigation. Je ne suis qu’un enfant d’Algérie, un enfant d’Alger, un enfant de Bab El Oued avec tous les défauts et les qualités des gens de ma communauté. Mais j’ai tellement vu de compatriotes se plaindre en catimini, j’ai tellement constaté de tragédies au sein de mon peuple, j’ai tellement de choses à dire que le temps est venu de sortir ces trois mots qu’un certain général a minimisés : « Ils ont souffert ! »


CHAPITRE I

Vous êtes vous imaginé quitter votre maison qui renferme tant de souvenirs avec en tout et pour tout deux valises dans les mains ? Vous êtes vous imaginé regarder une dernière fois cet appartement que vous avez entretenu tout au long d’une vie de labeur, cet appartement que vous aimiez, qui n’était pas à vous, car en ce lieu et à cette époque, rares étaient les propriétaires, mais que vous chérissiez tant. Poser un dernier regard sur ce buffet qui avait appartenu à votre grand mère, cadeau reçu en héritage afin de perpétuer sa mémoire et d’avoir une pensée attendrie chaque fois que vous ouvriez un tiroir ou une porte. Et ce lit, votre lit qui avait dorloté votre corps, homme ou femme, lors de chaque nuit éblouissante ou bien accueillant et moelleux après une dure journée de travail, qui avait vu naître vos enfants qui ensoleillent votre vie, vos enfants, ces « chitanes » souvent atteints de flémingite aigüe les jours d’école. Oui, imaginez tous ces instants magiques à ranger dans un coin de votre mémoire qui va s’effilocher, à présent que les images du temps passé ne sont plus que des souvenirs. Le petit deux pièces de l’avenue de la Bouzaréah ou le grand quatre pièces de l’Avenue Malakoff, le petit cabanon sur pilotis de la Pointe Pescade ou la belle villa de la Madrague dont vous vous souviendrez avec nostalgie au jardin des Tuileries à Paris ou sur la Canebière à Marseille. Autres bruits, autres visages, autres accents, autres paysages, réminiscences du paradis à jamais perdu.
Imaginez que l’on vous demande de quitter instamment votre pays, votre ville, votre quartier, votre maison, vos voisins qui partageaient vos joies et vos peines, qui poussaient votre porte ouverte sur l’amitié pour vous demander de l’ail, de la laitue ou une noisette de beurre. Imaginez que, plus jamais, vous ne reverrez vos copains de rues, ces autres vous même, qui accompagnaient votre apprentissage de la vie à la sauce de Bâb El Oued entre famille, football, amitié et rigolade. Plus jamais, vous n’entendrez leurs éclats de rire-gargoulettes se répandre dans vos tympans, jamais plus, Alain, Roland ou Jacky vous demanderont de vous rendre aux Stocks Américains pour y acheter un bleu jean délavé, Richard, Lucien ou Robert vous demander de choisir entre « la rivière sans retour » et « les neiges du Kilimandjaro », oui, jamais plus, vous entendrez ce coup de sifflet, reconnaissable entre tous parce qu’il était celui de la bande, qui vous demandait de descendre « en bas la rue ».
Vous êtes vous imaginé le sentiment des vieux, nos vieux, nos anciens face à la perte de leurs repères appris durant des années auprès de visages connus, mille fois rencontrés, les imaginez vous dans une nouvelle ville, totalement perdus et totalement étrangers au milieu d’inconnus qui utilisent un français édulcoré et anémié si loin de la langue pataouète utilisée par la famille Hernandez. Imaginez ! Oui imaginez ces pauvres grand-père assis, solitaires, dans un coin de France qu’ils, traversèrent, jadis, la fleur au fusil pour défendre cette patrie tant chantée par leurs aînés, pour défendre leur patrie auprès de leurs frères pieds noirs, musulmans ou métropolitains. Et imaginez, ces pauvres grands-mères dont les yeux perlées de larmes retenues expriment l’incompréhension d’une situation qu’elles ne maitrisent pas. Ces grands-mères qui se contentent de tenir leurs petits enfants bien serrés contre elles de peur de les perdre et qui attendent qu’une main secourable les dirige vers la lumière. Imaginez l’éblouissement douloureux de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, admirant pour la toute dernière fois leur ville, Alger, Oran, Constantine, splendides réminiscences d’un temps hélas révolu, disparaitre à jamais dans les flots bleus de la déraison. Imaginez ces visages burinés, torturés de douleur, retenant larmes et suppliques afin ne pas ajouter le chagrin des hommes au chagrin des femmes. « Ils souffriront ! » avait répondu le général à l’un de ses ministres, et bien ils ont souffert ! Bien au delà des mots. Bien au delà de ce qu’il est possible de supporter, bien au delà du vraisemblable.
Imaginez l’arrivée à Marseille, Port Vendres ou Toulouse, imaginez le désarroi d’un peuple en perdition qui débarque en un lieu inconnu car ces villes françaises où les bateaux accostent, où les avions se posent, ne représentent que des clubs de football accolés à leurs villes. Ces pauvres bougres que l’on qualifient volontiers de colonialistes, racistes, et autres mots en « istes » sont des français d’Algérie qui ignorent tout ou presque de la géographie de cette France-là. Imaginez que vous soyez transféré dans un pays qui parle français mais dont les mœurs, les coutumes, l’accent et les saisons vous sont étrangères. Reportez vous en 1962, est-ce que le Marseillais vous semblait capable de situer des villes aussi diverses et variées que, Caen, Denain ou Noisy le-sec et inversement? La télévision a beaucoup aidé les professeurs d’histoire et géographie dans leur appréhension de ces deux matières par le plus grand nombre mais qu’en était-il en 1962 ?
Entendre parler de rapatriement, de retraite, d’abandon, de terre natale c’est une chose mais subir cet arrachement soi-même en est une autre. Et au fil des années, ce manque s’insinue en vous et prend une place considérable dans votre réflexion et vos agissements. Imaginez la force de caractère qu’il a fallu à ce tailleur qui avait pignon sur rue à Alger, Oran ou Constantine qui s’était fait une belle et bonne réputation au fil du temps par un travail soigné et méticuleux, imaginez avec quelle tristesse et quel abattement, il se rend chaque jour à son travail, dans le sous-sol d’une boutique pour effectuer des retouches pour le compte d’un patron. Et cet exemple se renouvelait à Béziers, Nantes, Belfort ou Montargis. Un coiffeur, métier très prisé en Algérie, un cordonnier, un cafetier ou un boulanger se retrouvait privé de son travail, de son métier, de son échoppe ou de son magasin sans se plaindre pour recommencer une vie sous un autre ciel ou sous une autre latitude. Comment voulez vous que ces hommes déplacés, désarticulés, désespérés réagissent devant tant d’injustice et tant de chamboulement. La désespérance pour seule alliée, ils se sont retroussés les manches comme jadis leurs anciens l’avaient fait pour défricher et dompter la terre d’Algérie. Les vieux sont devenus plus vieux, les plus vieux ont quitté un monde qu’ils ne reconnaissaient plus, les enfants sont devenus des hommes robustes, les petites filles ont abandonnées leurs nattes pour devenir des jeunes filles graciles puis elles se sont mariées. Ainsi va la vie et tournent les heures aux Trois Horloges de leur jeunesse.
Aujourd’hui, cinquante années plus tard au calendrier de la vie, qu’est-il resté de ces enfants déracinés dans un monde qui ne leur ressemble pas, dans un pays égoïste où la joie de vivre n’existe pas plus que la solidarité, où la seule denrée qui coule à flots est une indifférence élevée à la hauteur d’une institution, où le sport devenu le nouvel opium du peuple est le seul témoignage d’un patriotisme de bas étage qui ne se reconnait que dans la victoire. Ah ! Que sont-elles devenues ces envolées du vibrant patriotisme algérois, oranais ou constantinois qui chantait la France grande, belle et généreuse, telle qu’on nous l’avait enseigné à l’école de Jules Ferry ? Que sont devenues ces fêtes nationales où des milliers de drapeaux tricolores coloriaient les villes de bleu-blanc-rouge et nous invitaient aux bals du quatorze juillet sans tambour ni trompette. Le cœur empli de fierté, nous refaisions la grande guerre de nos pères partis, la fleur au fusil et la peur au ventre, se couvrir de gloire sous les ordres des généraux De Monsabert et Juin, l’enfant de Bône. Autres temps, autres mœurs, il faut presque s’excuser d’être patriote de nos jours !
Imaginez tous les souvenirs emmagasinés à l’intérieur de l’appartement au voisinage ensoleillé qui répercutait le bruit et la fureur du quartier, de la cuisine où la mère de famille se contentait de trois fois rien pour offrir à sa maisonnée le nécessaire et le superflu, des réunions répétées à l’envi dans cette salle à manger qui servait de salon de thé pour les femmes et de salle de jeux pour les hommes qui s’adonnaient à la belote dans d’homériques parties où la mauvaise foi tenait lieu de respiration, du balcon ouvert sur l’amitié qui devenait tribune de supporters, politiques ou d’échange de menus lors de discussions qui se terminaient avec les premiers bâillements. Et ce couloir qui se transformait en stade Marcel Cerdan pour le bonheur des frères, cousins ou amis invités à la maison, pour disputer le match de football qui occasionnait nombre d’engueulades de la part de la voisine du dessous qui n’en pouvait, mais.
Imaginez braves gens qui parcouraient ces pages, cette dose d’amour qui circulait dans ce petit appartement, cette maison où l’entente familiale n’était pas un vain mot, comme il est doux et douloureux d’évoquer l’heureux temps d’une époque, révolue certes mais qui égratigne toujours le cœur du déraciné que je suis et dont le lieu où je suis né et où j’ai grandi m’est interdit pour deux raisons. La première tient à la solidarité que je témoigne à l’encontre d’un chanteur populaire pied noir interdit de retourner où il est né pour raison politiquement stupide. Quant à la seconde, elle ne tient qu’à moi qui refuse de revoir un pays que j’ai tant aimé et dont les photos actuelles me renvoient l’image d’un pays en pleine déliquescence.
Imaginez le froid qui accueillit des gens habitués à la douceur d’un pays où l’hiver ne se dévoilait qu’en pointillé. Bien sur, ils ont dû s’habituer à d’autres rigueurs, d’autres déplacements, d’autres éloignements. Imaginez un enfant de Cherchell, Ténès ou Bône, obligé de prendre le train chaque jour, matin et soir pour effectuer le trajet domicile-travail et travail-domicile, lui qui se rendait à l’école, à l’atelier ou au bureau en flânant. Imaginez le changement de sa vie ! Imaginez-vous à sa place et en conscience, mesurez la dose de patience qui lui a fallu pour ne pas « péter un plomb » dans un pays où il se sentait totalement étranger hormis la langue. Imaginez son désarroi lorsque, du fin fond de son désespoir, il dût relever la tête et continuer, vaille que vaille, à vivre en honnête homme alors qu’il n’avait plus rien à perdre et qu’une vie d’aventures lui tendait les bras. Il eut pu, à ce moment là, choisir la solution de facilité qui consistait à se ranger du côté des voyous et vivre en marge d’une société qui ne lui avait fait aucun cadeau. Au lieu de ça, il s’est levé chaque matin pour affronter une existence qui ne lui correspondait pas, dans un pays inconnu, dans une ville inconnue, au milieu d’une population inconnue, pour exercer la plupart du temps, un métier différent de celui qu’il aimait. Imaginez cela mais imaginez réellement, en essayant, dans la mesure du possible, de vous mettre à sa place, en forçant une imagination qui, la plupart du temps, ne travaille que dans le sens du positif. Car imaginer ne vous entraine jamais vers la douleur à moins que vous soyez masochiste. Qui peut de nos jours imaginer le désespoir, la perte de son pays, de sa ville natale, de ses amis, de sa famille ? Qui peut imaginer vivre cela ? On imagine toujours une vie meilleure, un gros lot qui tomberait du ciel, un voyage que l’on ne fera jamais, la réussite pour son entourage, mais comment imaginer la déchéance, comment imaginer le déracinement, l’isolement dans une ville et même dans un immeuble où le voisinage n’a pas droit de citer, comment, comment, comment ?
Nous sommes à présent en 2009. Tant d’années sont passées sur nos vies d’adolescent. Tant des nôtres sont partis rejoindre l’infini. Tant de larmes se sont asséchées dans un désert d’indifférence que le combat pour la mémoire des français d’Algérie semble perdu d’avance. C’est pourtant un combat sans arme, loin de toute polémique et surtout loin de cette politique qui assombrit bien des pensées. Mais je ne me résigne pas au défaitisme et, coûte que coûte, je mènerais ce combat. Tant pis s’il est perdu d’avance. Il me tient à cœur de raconter avec mes modestes moyens l’histoire de ces hommes et ces femmes que la France a déshérités mais qui ont retroussé les manches et ont lutté contre l’adversité avec une pugnacité digne de leurs ancêtres. Tout recommencer, tout reconstruire sous des cieux moins cléments, sans l’aide de quiconque, avec comme seul soutien une force de caractère à soulever des montagnes. Certains s’en sont allés rejoindre le jardin de l’éternité, abandonnant leurs frères pieds noirs trop occupés à maintenir la tête hors de l’eau pour s’apercevoir de leur détresse et leur venir en aide. Ils s’ont partis sans bruit, lassés d’une vie qui ne leur ressemblait plus, sans attache, sans famille, sans ami, loin de la vie d’avant où tout était possible, où tout semblait linéaire aux côtés de gens qu’ils côtoyaient tous les jours, auxquels ils ressemblaient dans leurs aspirations et leurs comportements. D’autres, à l’environnement plus attentif ou plus présent, ont relevé le défi de se refaire une santé malgré les obstacles d’une vie sans repère. Des réussites extraordinaires les plus inattendues aux descentes aux enfers les plus vertigineuses, les gens d’Algérie se sont comportés vaillamment en conservant au fond du cœur cette flamme que nul vent n’a pu faire vaciller car elle était soutenue par une joie de vivre qui, même au plus fort de la tempête, ne s’est jamais démentie.
Cette joie de vivre se constate à chaque réunion de famille si rare de nos jours alors qu’elles étaient le dénominateur commun d’un peuple dont l’éclat de rire était le son le plus répandu dans chaque ville, dans chaque village, dans chaque maison, café ou salon de coiffure, ces paradis de l’amitié omniprésente de l’enfance au cimetière.
A SUIVRE